— Votre Majesté se sent mieux ? chuchota Gilles, impressionné par les yeux cernés de Marie-Antoinette.
Elle lui sourit avec un rien de malice.
— Je vous demande excuses pour ce regrettable manque de décorum, chevalier. Du moins vous aura-t-il permis d’apprendre, premier de tous les Français, que votre reine donnera le jour dans quelques mois à un prince… ou à une princesse !
Le jeune homme s’inclina respectueusement et garda un instant le silence. La nouvelle était d’importance mais il ne pouvait s’empêcher de se demander si elle était aussi bonne qu’il y paraissait. Si par malheur la conception de cet enfant coïncidait avec le séjour de Fersen… Mais il était tout de même un peu difficile de demander à la Reine de quand datait sa grossesse. Et comme il était également difficile de rester muet plus longtemps, même pour un homme écrasé sous le poids d’une faveur insigne, il articula :
— C’est un grand honneur, Madame, et un grand bonheur d’être admis le premier à offrir à la Reine les vœux fervents que ses sujets vont former pour une heureuse naissance et j’en remercie du fond du cœur Votre Majesté !
Cette fois, Marie-Antoinette rit de bon cœur, bien loin de soupçonner les étranges pensées qui agitaient son visiteur.
— À merveille ! Vous ferez un excellent ambassadeur quand vous aurez plus de rides au front. Mais nous avons encore à parler. Tenez, prenez place ici, dit-elle en désignant un petit fauteuil placé auprès de sa chaise longue. Vous pouvez me laisser, Madame de Misery, ajouta-t-elle à l’adresse de sa femme de chambre occupée à ranger des flacons sur la toilette. Je me sens tout à fait bien maintenant.
Puis, quand la dame se fut retirée :
— Si je me souviens bien de vos propos lorsque j’ai été victime de ce petit malaise, vous me parliez d’une chose dont Monsieur de Fersen aurait dû m’entretenir touchant Mme de La Motte ?
— Oui, Madame. Et je déplore qu’il ne l’ait point fait car il s’agissait d’une chose grave… d’un vol !
— D’un vol ? Mon Dieu !
— D’un vol commis dans cette chambre même, le soir de la grande fête donnée par Leurs Majestés en l’honneur du roi Gustave de Suède… et vraisemblablement dans ce secrétaire, ajouta-t-il en se détournant légèrement pour désigner un petit meuble de bois précieux qu’il avait repéré en entrant.
— Dans ce meuble ? Mais c’est impossible ! Il est toujours fermé à clef et la clef ne me quitte pas !
— Je n’en doute pas mais si la Reine veut se convaincre de la possibilité d’ouvrir sans sa permission, qu’elle demande donc à Madame de La Motte de lui remettre la fausse clef qu’elle a fait faire d’après une empreinte à la cire. C’est une opération assez simple.
Et comme Marie-Antoinette restait sans voix, il lui fit le récit scrupuleux de ce qui s’était passé dans les jardins de Trianon la nuit de la fête.
À mesure que le récit avançait, il pouvait voir s’assombrir le front de la Reine et se crisper ses belles mains mais, à l’expression de colère et de dégoût qui se peignait sur son visage, il comprenait qu’elle ne mettait plus en doute aucune de ses paroles.
— Cette lettre volée, dit-elle enfin d’une voix altérée, l’avez-vous lue ?
Tournemine hésita un instant, apitoyé par la détresse qu’il devinait chez cette femme jeune et belle, à qui la vie avait tout donné, et fut tenté de lui mentir. Mais c’était impossible car le moindre mensonge, il le sentait, pourrait faire renaître instantanément le doute.
— Oui, Madame, dit-il doucement, sinon comment aurais-je pu savoir à qui je devais la rendre ? Mais j’ai déjà oublié ce qu’elle contenait et, en tout cas, je peux jurer à Votre Majesté que le comte de Provence, lui, n’a pas eu le temps d’y jeter seulement les yeux.
Un brusque sourire vint étirer les lèvres blanches de la Reine.
— Ainsi, vous avez osé attaquer Monsieur, l’assommer, le jeter à terre ? Savez-vous que c’est un crime de lèse-majesté qui pourrait vous valoir d’être tiré à quatre chevaux en place de Grève ?
— Je suis Garde du Corps de Leurs Majestés… pas de Monsieur et mon devoir me commande d’attaquer quiconque, fût-il roi, fût-il pape, tenterait de s’en prendre aux personnes royales qui me sont confiées. Cela dit, que Votre Majesté me fasse arrêter si elle le désire…
— À cause du comte de Provence ? Vous plaisantez, mon ami ! Vos façons d’Amérique ont du bon, seigneur Gerfaut, et la Reine vous doit bien des mercis. Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi Monsieur de Fersen ne m’a rien dit. Il est vrai que je l’ai vu à peine avant son départ et uniquement en présence du comte de Haga, mais il aurait pu m’en écrire. Que vous a-t-il dit quand vous lui avez rendu la lettre ?
Le visage hâlé du jeune homme vira au rouge brique. Cela n’allait pas être facile de raconter à la Reine qu’il avait poché un œil à son chevalier servant…
— Je crains que la Reine n’apprécie guère la suite de mon récit, fit-il avec une grimace. Elle me pardonnera plus facilement d’avoir attaqué Monsieur que d’avoir assommé Fersen…
— Comment ?… Assommé, dites-vous ?
— Oui, Madame. Et je n’ai malheureusement pas pu lui en demander pardon car tout de suite après je me suis vu dans la pénible obligation d’embrocher Monsieur de Lauzun.
— Oh ! pour celui-là, je vous l’abandonne… Qu’avez-vous dit ? Embroché Lauzun ? C’est de vous la blessure qui le tient enfermé chez lui ?
— En effet, Madame. Que Votre Majesté me pardonne mais je ne suis pas certain de le regretter.
Elle eut un mouvement d’épaules plein de lassitude.
— Moi non plus, chevalier ! Les rapports de police ne sont que trop clairs au sujet des fanfaronnades de Monsieur de Lauzun. Il n’est pas de pire ennemi, voyez-vous, qu’un ami qui se croit offensé. On me rapporte des quatrains, des couplets… C’est immonde ! Mais revenons à vous et dites-moi à présent ce qui s’est passé entre vous et Monsieur de Fersen.
De toute évidence la pensée de Fersen était la seule qui fût capable de chasser les chagrins de Marie-Antoinette. Gilles s’exécuta brièvement mais avec, cette fois, la satisfaction d’entendre rire la Reine.
— Voilà donc la raison pour laquelle il ne se montrait plus les derniers jours ? Un œil poché ! Mon Dieu ! Est-il coquet ! Mais, j’y pense, vous devez être fort mal ensemble vous et lui ?
— Fort mal, je le crains, Madame. J’en éprouve de la peine car je lui dois beaucoup.
— J’arrangerai cela car sa colère envers vous était injuste. Et puis, il me semble que, si vous devez beaucoup à Monsieur de Fersen, vous le lui avez rendu. En outre, c’est la Reine à présent qui vous doit beaucoup.
— La Reine ne me doit rien. Je suis son serviteur et la joie de la voir sourire constitue la plus belle des récompenses.
Elle hocha la tête avec un mouvement plein de grâce.
— Ne devenez pas courtisan, seigneur Gerfaut, vous me plairiez moins ! Continuez seulement à bien servir le Roi… car c’est à lui n’est-ce pas que va le plus chaud de votre dévouement ? C’est bien normal d’ailleurs.
— J’appartiens au Roi, c’est vrai, mais j’appartiens aussi à la Reine. Pourquoi oserais-je des préférences ?
— Peut-être parce que le Roi est sans mystère… tandis que la Reine a son secret. Un secret que vous possédez, ajouta-t-elle en rougissant légèrement.
Le visage fier du jeune homme s’éclaira d’un sourire.
— Je serais un bien triste sire, Madame, si, mis par le hasard au courant d’une affaire privée concernant une femme, fût-elle reine, j’osais m’en souvenir encore la minute suivante. Le secret des cœurs appartient à Dieu et la Reine est sacrée.