Dans un geste charmant et plein de spontanéité, elle lui tendit sa main.
— Tenez, chevalier, vous êtes un aimable garçon et vous me plaisez infiniment… Puis, comme il mettait genou en terre pour baiser cette royale main, au fait, où en êtes-vous de votre affaire de château familial ? Vous n’êtes jamais venu m’en reparler.
— Cela n’en valait pas la peine. J’en suis toujours au même point, Madame. Mais que la Reine n’en prenne nul souci ; j’espère parvenir un jour prochain à réunir la somme exigée par l’actuel propriétaire.
— Avec la solde d’un Garde du Corps ? C’est la plus forte de toute l’Armée, je le sais, mais tout de même…
— Avec l’aide d’un mien ami, le baron de Batz, actuellement en Espagne. Il est très versé dans les affaires d’argent alors que je n’y connais rien mais je suis de compte à demi avec lui. Puis-je demander à la Reine la permission de me retirer ?
Il devenait nerveux, détestant l’idée de parler argent à cet instant car cela venait trop tôt après une conversation importante. Marie-Antoinette s’en aperçut.
— Allez, Monsieur, dit-elle doucement. La Reine est votre obligée mais la femme entend être votre amie… (Puis, élevant tout à coup la voix, elle appela :) Madame Campan ? Venez !
La femme de chambre apparut instantanément. Gilles, amusé pensa qu’elle devait se tenir juste derrière la porte, toute prête à intervenir au cas où l’insupportable militaire qu’il était oserait encore tourmenter sa maîtresse. Elle fit une petite révérence.
— Majesté ?
— Regardez bien ce jeune homme, ma bonne Campan, mais regardez-le avec sympathie. Il se nomme le chevalier de Tournemine et il aura désormais le droit de m’approcher en tout lieu et en toutes circonstances. Vous donnerez son nom aux portes. De plus voici un ordre formel : lorsque Madame de La Motte se présentera, aujourd’hui ou demain, vous me l’amènerez sans rien lui dire ; mais, ensuite, vous veillerez à ce qu’on ne lui permette plus jamais de franchir les grilles de mes domaines. C’est bien compris ?
La figure de Madame Campan s’illumina et elle fit bénéficier Gilles de la fin de son sourire.
— Si c’est compris ? Je crois bien… et avec quelle joie !
Une joie qui en disait long sur la sympathie que lui inspirait la séduisante comtesse. Elle était même si contente qu’elle raccompagna Gilles jusqu’au perron du château, peut-être pour se faire pardonner son accueil plutôt frais et attendit même qu’il se fût mis en selle pour lui lancer :
— Si c’est pour nous apporter toujours d’aussi bonnes nouvelles, revenez souvent, chevalier, nous serons toujours extrêmement heureuses de vous voir !
— Je ferai de mon mieux, Madame !
Et, persuadé d’avoir mis momentanément la Reine à l’abri des machinations de son beau-frère, il s’éloigna, le cœur content…
1. C’est actuellement le Bosquet de la Reine car elle affectionnait cette partie du parc.
TROISIÈME PARTIE
TEMPÊTE SUR VERSAILLES
1784-1785
CHAPITRE XII
LA MAISON DE MONSIEUR BEAUSIRE
Le billet, écrit sur papier rose et coquettement plié, était charmant. Il avait un air innocent et juvénile. Cependant son contenu avait de quoi faire réfléchir.
« Si vous souhaitez recevoir des nouvelles d’une belle jeune fille rousse, priez M. Lecoulteux de la Noraye, votre ami, de vous conduire à l’une des soirées de jeu qui se tiennent plusieurs fois la semaine dans certaine maison sise au no 10 de la rue Neuve-Saint-Gilles au Marais… »
Pas la moindre signature à ce billet si ce n’est le dessin grossier d’un trèfle à quatre feuilles, symbole de chance. Quant à l’écriture, assez élégante, elle était totalement inconnue du destinataire.
— Qui peut bien m’envoyer cela ? fit Gilles en se levant pour descendre chez Mlle Marjon demander qui avait apporté, quelques instants auparavant, le billet rose.
Il le tendit à Winkleried qui, les yeux mi-clos et les pieds sur les chenets de la cheminée, fumait, avec une mine de matou satisfait, une immense pipe, accompagnement logique, pour lui, d’une heureuse digestion.
— Tiens ! fit-il. Tu me diras ce que tu en penses à mon retour.
Mais Gilles n’apprit rien d’intéressant de sa propriétaire. Un commissionnaire comme il en existait des centaines avait apporté le billet sans en révéler la provenance. Il était impossible d’en savoir davantage.
Quand il revint chez lui, Ulrich-August avait ouvert tout à fait les yeux et quitté sa pose détendue. Il tournait et retournait le papier entre ses doigts.
— Alors ? dit-il en levant les yeux sur son ami.
— Rien ! Un commissionnaire ! Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
— Que c’est un billet de femme. La couleur, l’écriture… mais quelle femme ?
— C’est toute la question, dit Gilles en se baissant pour remettre du bois dans le feu. Le 10, rue Neuve-Saint-Gilles, c’est la maison de Mme de La Motte… or, j’y suis encore passé il y a dix jours, cette maison est fermée, vide. Les gens du quartier interrogés ont dit que les La Motte, mari et femme, étaient partis pour Bar-sur-Aube, pour voir ceux de leur parentèle, avec un vrai déménagement…
Près de quatre mois s’étaient écoulés depuis l’entrevue que Tournemine avait eue avec la Reine à Trianon… Quatre mois désespérants au fil desquels Gilles s’était senti mille fois devenir fou à force de monotonie et de silence. Sans l’amitié tonique de Winkleried, il eût peut-être repris le chemin des États-Unis mais le Suisse, considérant la patience comme la vertu capitale par excellence, s’employait de son mieux à calmer les rages de son ami. Ainsi Judith, cent fois décrite, lui était devenue à ce point familière que la rencontrant dans une rue, il l’eût reconnue sans l’ombre d’une hésitation. Mais il n’ignorait rien non plus de son caractère difficile et les homélies à tournure philosophique qu’il délivrait périodiquement à son ami se terminaient généralement par une phrase lapidaire du genre :
— Les femmes de caractère ça fait des épouses admirables mais il y a des moments où ça vous empoisonne sérieusement l’existence. Je ne suis pas du tout pressé de marier Ursula, moi ! Un jour viendra peut-être où tu regretteras le joyeux temps du célibat !
— Je donnerais cher pour être certain d’en arriver là un jour, soupirait Gilles, et les deux amis, armés chacun d’une pipe s’enfonçaient alors dans un silence peuplé de pensées et de songes.
Ceux du Breton étaient rarement gais. Il voyait autour de lui le ciel s’assombrir. Judith avait disparu sans laisser plus de trace que si quelque main géante l’avait tout à coup effacée de la surface de la terre. Quant à Madame de Balbi l’aventure forcée que Gilles vivait avec elle en était venue à lui peser singulièrement car il n’avait jamais éprouvé d’amour pour elle et le désir, privé des ailes de la passion, s’émoussait rapidement.
Elle était trop intelligente pour ne pas s’en rendre compte et la plupart de leurs rencontres se muaient peu à peu en scènes désagréables, violentes de sa part à elle, excédées de celle du chevalier qui cherchait à rompre un lien dont on refusait farouchement de le libérer.
— Je sais que tu ne m’aimes pas, mais cela m’est égal, disait-elle. Ce que je veux c’est te garder autant que je le souhaiterai. Prends garde ! S’il te prenait fantaisie de m’abandonner avant que je n’aie décidé notre séparation ! Prends garde, non à toi mais peut-être à ceux qui te sont chers…