« J’admire beaucoup la reine Marie-Antoinette, disait-elle, mais je n’ai aucune raison d’attendre humblement qu’un caprice lui vienne ou lui passe. Vous avez fait, en mon nom, mon cher chevalier, une offre plus que généreuse. Les joailliers parisiens n’ont pas su lui donner une préférence immédiate, je leur laisse donc leur collier, sans grands regrets d’ailleurs, puisque je sais, depuis peu, qu’il ne viendra pas tenter d’embellir certaine vilaine tête à laquelle la couronne ira déjà suffisamment mal… »
Il semblait, en effet, que les joailliers de la rue de Vendôme eussent perdu leurs deux clientes espagnoles à la fois. Le chevalier d’Ocariz était reparti pour Madrid afin d’y subir le mécontentement de son maître car, apparemment, Maria-Luisa n’avait pas jugé utile de s’assurer du consentement de son beau-père avant de lancer le consul d’Espagne à l’assaut des diamants de Boehmer. Or, Charles III trouvait, avec certaine raison peut-être, que la future reine possédait bien assez de diamants comme cela et que le trésor royal était hors d’état de supporter pareille extravagance.
La sagesse forcée de son ennemie avait-elle entraîné celle de la duchesse d’Albe, ou bien, avec sa manie des constructions, pensait-elle que l’argent du collier serait mieux employé dans un nouveau palais ? La lettre ne le disait pas mais sous la désinvolture des mots, Gilles crut découvrir une sorte de soulagement ; évidemment avec une femme aussi capricieuse, qui pouvait se vanter de connaître avec précision le jeu changeant des pensées ?… Elle avait eu envie de ce collier, à présent elle n’en avait plus envie… quoi de plus simple, après tout ?
Par contre, la double défection espagnole plongeait Boehmer et Bassange dans un véritable désespoir. Car si la Reine ne se décidait pas à acheter le collier c’était pour eux la ruine sans phrase. Or, la fin du délai demandé par le comte de Provence approchait et aucun signe encourageant n’étant arrivé de Versailles, les deux associés en arrivaient à offrir mille écus à qui leur ferait vendre le trop fastueux objet.
Du côté de Lecoulteux, les choses avaient été fort simples. Le banquier s’était borné à informer la succursale de Cadix de l’annulation du marché et à offrir à Gilles, au nom de la duchesse, un dédommagement que le jeune homme avait d’ailleurs refusé.
— Je n’ai eu d’autre peine que faire votre connaissance et celle des joailliers de la Reine, dit-il au banquier. Cela ne mérite vraiment aucun dédommagement.
Lecoulteux de la Noraye s’était mis à rire.
— L’homme du monde vous approuve, chevalier, mais pas l’homme d’affaires. Les beaux sentiments mènent rarement à la fortune. Cela dit, je serai toujours très heureux de vous voir…
Cette parole, Gilles venait de se décider à la lui rappeler et à le prier, dès le lendemain, de lui servir d’introducteur dans la maison La Motte quand, à cet instant même, Javotte, la domestique de Mlle Marjon, reparut avec un autre billet.
Le nouveau venu n’avait rien de féminin. Il ressemblait beaucoup plus à un pli ministériel qu’à un poulet galant… et il était signé Lecoulteux de la Noraye, comme par hasard :
« Il m’est apparu, chevalier, que la chance pourrait vous offrir les avantages financiers que vous refusez des dames. Laissez-moi le plaisir de vous conduire à elle, dans le salon d’une charmante femme où l’on ignore ce que peut être un tricheur car on y joue honnêtement entre gens de bonne compagnie. Si vous en êtes d’accord, passez chez moi demain vers sept heures et nous irons ensemble rue Neuve-Saint-Gilles, au Marais… »
— Eh bien, qu’en dis-tu ? s’écria Gilles après avoir lu la lettre à haute voix. Je crois que nous aurions tort de garder encore une prévention. Lecoulteux est un homme droit, très fortuné et il n’a pas grand-chose à voir avec Monsieur.
— Je suis d’accord ! Si je ne devais souper demain chez notre colonel qui donne à manger à ses officiers, je serais même allé avec toi. Le billet rose a peut-être été envoyé par une jolie femme…
— Peut-être ! De toute façon, je verrai bien… et je t’emmènerai la prochaine fois si c’est intéressant !
Le lendemain, au premier coup de sept heures sonnant à l’église des Capucines, Gilles arrivait place Louis-le-Grand 2, où un énorme Louis XIV de bronze caracolait sous une épaisse couche de neige, et allait s’annoncer au no 19 où quelques-uns des membres de l’immense famille Lecoulteux 3 possédaient un magnifique hôtel servant à la fois de maison de banque et de résidence parisienne aux deux financiers Lecoulteux de la Noraye et Lecoulteux de Canteleu, son cousin.
Il y reçut l’accueil auquel il était habitué et, laissant son cheval dans les grandes écuries de la maison, il prit place dans la voiture du banquier.
— Je vous admire de vous déplacer à cheval par un temps pareil, dit celui-ci en glissant ses jambes habillées de soie sous une épaisse couverture en peau de renard. Moi, j’aurais peur de geler tout vif.
— Nous autres militaires avons la peau dure, fit Gilles en riant. Mais dites-moi, cher ami, chez qui donc me conduisez-vous, rue Neuve-Saint-Gilles ?
— Ah, je vous ai intrigué ! Chez une amie charmante, la comtesse de La Motte-Valois. Elle tient un salon fort agréable, surtout depuis que la faveur de la Reine lui a permis de sortir de l’indigne misère dans laquelle végétait cette authentique descendante de nos rois.
— Elle était dans la misère ?
— Noire ! Elle et sa sœur ont été recueillies jadis, tout enfants, par l’excellente marquise de Boulainvilliers, la défunte épouse du Prévôt de Paris qui s’est chargée de leur éducation et a marié Jeanne avec le comte de La Motte, un gendarme aimable et bon vivant mais sans fortune. Le ménage, dans les débuts, a eu bien du mal à joindre les deux bouts mais ce sont des jeunes gens si charmants ! Ils ont su s’attirer d’abord l’amitié du cardinal Louis de Rohan qui les a secourus. Moi-même j’ai fait ce que j’ai pu mais il est bien évident que sans l’immense charité et la haute protection de Sa Majesté la Reine, ils n’en seraient pas où ils en sont actuellement.
— Ah ! Leur situation s’est donc améliorée ?
— Beaucoup, surtout dans les derniers temps. Le mari est des Gardes du comte d’Artois, quant au frère de Jeanne…
— Jeanne ?
— La comtesse, voyons ! Ah ça, vous ne les connaissez vraiment pas du tout ?
— Pas du tout ! fit Gilles sincère. J’ai un peu entendu parler de la comtesse mais je ne lui ai jamais adressé la parole.
— C’est étrange… car c’est elle qui m’a fait connaître son désir exprès de vous voir chez elle. Il est vrai que vous appartenez à cette brillante cohorte des héros d’Amérique et que vous, personnellement, êtes auréolé d’une légende qui passionne toutes nos belles romanesques. Madame de La Motte aura entendu parler de vous, dans un salon, et aura souhaité vous voir chez elle d’autant plus vivement que l’on vous dit assez sauvage.
— Mais comment a-t-elle su que nous nous connaissions ?
— Je pense qu’il me faut plaider coupable ! Je vais souvent chez elle où je me plais et je crois bien que j’ai dit vous connaître. Vous ne m’en voulez pas, au moins ?
— En aucune façon ! Il est toujours agréable de rencontrer des gens aimables…
— … et une fort jolie femme ! Vous verrez, elle est irrésistible ! Une grâce, un charme ! Sa sœur vit avec elle mais elle est beaucoup moins belle. Oh, c’est une très bonne famille, le frère de Jeanne est chevalier de Saint-Louis et sert dans la Marine. Il commande une frégate et…