— Ah ! non, comtesse, vous n’allez pas l’enlever ! protesta Barras. C’est une hérésie ! La chance est avec lui !
Il reçut pour la peine un léger coup d’éventail qui effleura sa joue.
— Vous êtes un insolent, vicomte ; et si vous souhaitez devenir mon frère, je vous conseille d’en user autrement avec moi. Qui vous dit que je n’ai pas une chance meilleure que la vôtre à offrir ?
Le vicomte haussa les épaules.
— Tout dépend, ma chère, de ce que vous pensez lui offrir, fit-il avec impertinence. Il est bien certain qu’une jolie femme dispose de trésors auprès desquels ceux d’une banque ne sont que poussière ! Eh bien, bonne chance, chevalier, mais revenez-nous vite !
— Laissons ce malotru, chevalier, et allons boire ensemble un verre de « Giroflée du Dauphiné » ou une tasse de café… Rien de tel pour faire connaissance que partager le pain et le sel…
Ils s’éloignèrent ensemble vers la salle à manger où, sur une grande table ovale garnie d’une pyramide de fruits et de deux belles aiguières de cristal et d’argent, un buffet était disposé. Gilles accepta une tasse de café et attendit que Jeanne entamât la conversation. Mais elle ne semblait pas pressée et même, depuis qu’ils avaient quitté la table de jeux, elle n’avait pas prononcé une parole, se contentant de lui sourire avec grâce tandis qu’ils traversaient les deux salons au rythme des battements nonchalants de son éventail de dentelle noire.
Elle buvait, elle aussi, du café et ses yeux bleus l’observaient attentivement par-dessus le bord doré de la tasse mais elle ne disait toujours rien.
À la lumière jaune des bougies ses prunelles verdissaient et accentuaient sa ressemblance avec une jolie chatte en train de se pourlécher avec une tendresse cruelle en face de la souris qu’elle va griffer puis croquer dans un instant…
— Eh bien, comtesse, dit le chevalier avec un nonchalant sourire, de quoi souhaitez-vous parler ?
— De vous !… de moi !… pourquoi me détestez-vous sans me connaître ? fit-elle à brûle-pourpoint. Est-ce parce que je ressemble à quelqu’un que vous aimez… beaucoup ?
— Qui vous a dit que je vous détestais, Madame ?
— Personne. Ce n’est qu’une… impression.
— Une impression erronée. Comment pourrais-je vous détester alors que nous nous voyons pour la première fois ?
— Nous nous parlons pour la première fois. Mais nous nous sommes déjà vus… Souvenez-vous, dans cette même rue, un soir. Vous sembliez attendre quelque chose et j’ai cru naïvement que c’était moi, que… je vous plaisais. Alors qu’en fait c’était une autre que vous attendiez, une autre qui est venue plus tard et que vous aimez ! Car vous l’aimez, n’est-ce pas, cette Julie de Latour ?
— Je vous aurais peut-être aimée si je vous avais connue avant elle, fit Gilles, surpris par la soudaine tristesse qui pesait dans la voix de la comtesse.
Elle haussa ses blanches épaules.
— Certainement pas ! Je ne suis pas de celles que peut aimer un homme d’honneur, n’est-ce pas ?
— Madame ! Votre époux…
Elle reposa la tasse que le tremblement soudain de ses mains fit tinter. Des larmes mal contenues brillaient à présent dans ses yeux.
— Ne me parlez pas de lui, se plaignit-elle à voix basse. Il est le mauvais génie de la pauvre fille que j’ai été… que je suis peut-être encore mais que pouvais-je espérer d’autre ? Avez-vous jamais connu la misère, chevalier ?
— La misère, non, mais une grande pauvreté, oui, Madame, dit-il gravement.
— Ce n’est pas pareil ! La faim, le froid, la neige comme cette nuit quand on ne sait comment s’en défendre et qu’on n’est qu’une toute petite fille, ce sont des choses qu’on ne peut oublier… Pour éviter le retour de ce cauchemar on ferait n’importe quoi…
Surpris par cette douleur soudaine et incapable de résister à la pitié que faisait lever en lui toute souffrance il prit doucement la main que Jeanne crispait sur les branches fragiles de son éventail.
— La misère est loin, à présent ; elle ne reviendra plus jamais. Vous avez des amis riches, puissants…
— Que sont des amis riches, puissants auprès d’un amour vrai ? souffla-t-elle avec une sorte de rage. Vous qui le connaissez, cet amour, gardez-le, gardez-le précieusement. Et tenez… partez, chevalier, partez à l’instant même. Ne restez pas plus longtemps dans cette maison. Mon mari… vous déteste, vous craint, je ne sais pourquoi.
— Votre mari ? Mais que lui ai-je fait ?
— Rien, sans doute, mais avec lui cela suffit.
Elle semblait tout à coup si inquiète, si fébrile, qu’il lui sourit d’un air encourageant. Était-ce là ce danger dont avait parlé Mlle Colson ? Il n’était pas bien grand dans ce cas mais, pour une vieille demoiselle, La Motte pouvait prendre aisément des allures de croquemitaine.
— Je pars, dit-il… et je vous remercie. Mais n’aviez-vous pas quelque chose à me dire, ou bien ce qu’annonçait le billet rose n’était-il qu’un appât ?…
— Le billet… mon Dieu, c’est vrai, j’allais oublier !… Non, ce n’est pas seulement un appât. On a réussi à reprendre Julie à ce démon de Cagliostro, ce mage maudit qui s’en sert pour ses expériences démoniaques, mais…
— On ? Qui, on ?
— Je ne puis vous le dire mais elle est obligée de se cacher, car le Diable est puissant, rusé. Il semble avoir des yeux partout.
— Dites-moi où elle est, rien de plus, et je m’en vais…
Elle jeta un regard circulaire autour d’elle comme si elle craignait d’être entendue, déploya son éventail et l’agita doucement tandis qu’un sourire revenait sur ses lèvres.
— Rue de Cléry, no 15… chez un exempt de police, un certain Beausire ! Mais, pour l’amour de Dieu, ne faites semblant de rien. On nous observe. Plus haut, elle ajouta : Je suis navrée que vous deviez partir, chevalier, mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?
Elle lui tendait la main. Il la prit, la baisa.
— Je n’y manquerai pas, comtesse, et j’aurai plaisir à revenir chaque fois que vous voudrez bien m’y autoriser…
Il repassa dans le premier salon. La partie faisait rage mais il était impossible de partir sans prévenir Lecoulteux. Il alla l’avertir discrètement.
— Êtes-vous si pressé ? dit le banquier. C’est stupide, nous sommes au fort de l’action…
— Il faut que je rentre. Je dois être au palais de bonne heure demain matin.
— Prenez au moins ma voiture pour vous ramener place Louis-Le-Grand et vous lui direz de revenir me chercher. Il fait un temps du diable !…
Gilles remercia, salua à la ronde et rendit la solide poignée de main, à l’anglaise, que lui assenait Barras, accompagnée d’un « À bientôt » tout sonore de joie méridionale.
En se dirigeant vers la porte, il dut passer tout près du cardinal de Rohan qui, las sans doute de jouer, s’était levé et faisait quelques pas avec son hôtesse, pour chercher refuge dans l’embrasure d’une fenêtre. Il salua le couple et, sans le vouloir, saisit au vol la phrase que Jeanne, redevenue très souriante, lançait au galant prélat :
— Ma foi, je n’ai pu résister à ma curiosité de femme, Éminence. Ce tantôt, je suis allée contempler le fameux collier de Messieurs Boehmer et Bassange… Quelle merveille !… Et quelle pitié que notre Reine ait dû renoncer à une telle parure…
Un instant plus tard, rencogné dans la voiture chaude et parfumée du banquier, il roulait vers la rue de Cléry sans se douter un seul instant qu’une voiture le précédait de peu, une voiture dans laquelle avait pris place l’élégant Reteau de Vilette auquel Jeanne avait glissé quelques mots tandis que Tournemine faisait ses adieux aux joueurs de pharaon…