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— Puisque je suis censé te faire cocu, mon garçon, autant savoir au moins à quoi tu ressembles ! Et puis tu cries vraiment trop fort ! Alors ? ajouta-t-il en faisant du regard le tour des hommes encore masqués qui se tenaient devant lui. On s’en tient à cette version grotesque ? Vous êtes là pour venger l’honneur d’un croquant, mes bons amis ?… Personnellement je n’en crois rien : un peu de courage, que diable ! Vous êtes cinq contre un seul… vous pouvez au moins vous offrir le luxe de la vérité.

— Regardez mieux ! fit l’homme qui était entré avec Beausire. Nous sommes huit… et il y en a encore dans le couloir !

D’autres hommes en effet sortaient de la cuisine et Gilles comprit qu’il avait peu de chances, cette fois, de sortir vivant de cette maison, d’autant moins qu’il venait d’identifier celui qui avait parlé.

— Ah, c’est donc vous, Monsieur d’Antraigues ? Votre masque est bien inutile car je vous ai reconnu… Ainsi, le crime de lèse-majesté ne vous suffit pas ? Vous êtes aussi assassin à vos heures ? En tout cas vous auriez pu trouver un prétexte moins misérable qu’une prétendue aventure avec une fille de bas étage mariée à un maraud !

— Je n’aime pas laisser mes dettes impayées… et puis personne ne vous assassine : vous avez une épée, défendez-vous !

— C’est bien ce que j’ai l’intention de faire. Mais puis-je savoir qui m’en veut assez pour avoir monté cette vaste opération ? Vous ne travaillez tout de même pas pour cette chère comtesse Jeanne ? Pas vous… pas un d’Antraigues tout de même !

— Et pourquoi donc pas ? fit une autre voix qu’il n’eut aucune peine à reconnaître. Est-ce qu’un d’Antraigues ne peut servir une Valois ?

— Tiens, vous êtes là vous aussi, monsieur le secrétaire à tout faire ? Décidément, le piège a été bien monté et vous ferez mon compliment à votre maîtresse. Dire que j’ai cru un instant qu’elle me ferait abattre chez elle ! Quel idiot j’ai été mais il faut avouer qu’elle est une miraculeuse comédienne !… Eh bien, braves gens, que faisons-nous ? Oserais-je vous prier de me livrer passage ?…

Son persiflage déchaîna la brusque fureur d’Antraigues.

— Allons, vous autres, sus à cet homme ! Sus pour l’honneur de Monseigneur le duc de Chartres ! Arrangez-vous pour gagner ses écus !

— Le duc de Chartres ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ? s’écria Gilles sincèrement surpris. Eh bien, puisqu’il paraît que nous sommes chez les fous, traitons-les comme tels : gare à vous, messieurs !

Sa lame décrivit un moulinet fulgurant qui fit reculer les premiers assaillants. De sa main libre, il saisit une chaise, la lança sur l’un d’eux qui s’écroula frappé à la tête. Puis, reculant jusqu’au mur contigu à la porte d’entrée, il empoigna l’une des sculptures du buffet que, d’une traction terrible, il jeta à terre où il rebondit avec un bruit de vaisselle brisée avant de lui assurer une protection efficace sur la droite.

— Mon buffet ! Ma vaisselle ! glapit Beausire avec un gémissement si grotesque que Gilles éclata de rire.

— Tu n’auras qu’à envoyer la note au duc de Chartres, puisque apparemment c’est lui qui donne le bal !

Puis, oubliant l’exempt, il entreprit de se frayer un passage vers la porte jusqu’à laquelle le buffet lui assurait une protection suffisante. Mais un barrage de trois hommes se dressait devant lui, cherchant à l’embrocher comme un sanglier dans sa bauge. D’une brusque fente en avant, il toucha l’un à la gorge, se replia, se détendit de nouveau, trouva une poitrine puis, bondissant brusquement jusqu’au seuil, envoya son pied dans l’aine de son troisième adversaire qui s’écroula en poussant des cris de douleur.

Il était enfin dans le couloir mais sa joie ne fut pas de longue durée : six ou sept hommes barraient le chemin de la cour.

« Seigneur ! pria Gilles mentalement, le moment est venu de te demander pardon de mes fautes car je ne vais guère tarder à paraître devant toi ! »

Il se jeta le dos au mur, pour au moins mourir face à tous ses assaillants. Une lame l’atteignit à l’épaule, une autre à la cuisse mais il réussit à mettre encore quatre adversaires hors de combat. Dans un instant, cela allait être l’hallali. Déjà, il sentait son sang couler chaud, sous sa chemise…

Soudain, quelqu’un poussa un cri :

— Sainte Anne bénie. Mais c’est lui !… Par ici, Monsieur, par ici… Je vous fais le chemin !

Avec stupeur, il s’aperçut tout à coup que l’un des hommes masqués du couloir venait de se retourner contre ses compagnons, en frappait un dans le dos et d’un bond le rejoignait…

— Qu’est-ce qui te prend, morveux ! gronda l’un des assaillants.

— J’ai été payé pour abattre un fauve… pas les gens de bien, ni mes amis ! Venez, Monsieur, vous êtes blessé mais à nous deux nous passerons peut-être.

Et comme un tigre, il se jeta sur ses anciens camarades dégageant suffisamment Gilles pour lui permettre de gagner la cour.

— Mais qui êtes-vous ? haleta le chevalier. Pourquoi m’aidez-vous ?…

— Rappelez-vous le Pont Neuf ! Vous m’avez sauvé du sergent recruteur. Je suis Gildas le Breton ! Courage !

En même temps, il arrachait son masque et le jetait à terre.

Le combat reprit dans la cour, acharné autour de ces deux hommes qui se battaient dos à dos chacun d’eux garantissant l’autre. Atteint au bras droit, Gilles se battait maintenant de la main gauche. Il avait reçu deux autres blessures sans pouvoir les localiser mais il se sentait faiblir. Le sang perdu sans doute… Il semblait qu’Antraigues eût réuni contre lui une armée. Il avait devant lui un tel fouillis d’épées qu’il lui semblait se trouver en face d’un nid de vipères furieuses dans lequel son épée piquait inlassablement, ouvrant des jours. Gildas, lui aussi, se battait comme un lion et Gilles se surprit à se demander où diable ce garçon qui avait dû tâter des galères avait appris à tenir une épée. Autour d’eux la neige était rouge de sang et jonchée de corps.

— Essayons de gagner la rue, souffla Gilles… Là, nous aurons peut-être du secours.

Rompant en même temps, ils coururent vers le couloir.

— Attention, vous autres ! cria Antraigues, ils vont nous échapper…

— Battez-vous vous-même, espèce de lâche, au lieu de laisser faire votre sale besogne par vos sbires ! hurla Gilles fou de rage en se retournant pour faire face à trois épées à la fois et protéger la fuite de Gildas dont il entendait les pas claquer dans le couloir. Encore une fois, son épée frappa arrachant un cri de douleur, un autre de terreur.

— Mais c’est le Diable, cet homme-là !

— Parbleu ! ricana le chevalier en trouant une poitrine.

La chute du corps lui assura un court répit. Il enfila le couloir aussi vite que le lui permettaient ses jambes qui s’alourdissaient d’instant en instant. Mais, comme il passait près de la porte de bois grossier qu’il avait remarquée en entrant, celle-ci s’ouvrit. Un homme surgit, un poignard à la main. La main se leva, frappa dans le dos… Gilles poussa un cri étouffé, plia les genoux mais ne tomba pas. Titubant sur ses jambes qui fonctionnaient encore par la vitesse acquise, il surgit enfin dans la rue et tomba dans les bras de Gildas qui revenait vers lui après avoir abattu l’homme qui faisait le guet au-dehors…

Les yeux du jeune homme devenaient vitreux. Il aperçut le visage angoissé du petit Breton comme à travers un brouillard, essaya de lui sourire.

— Je… suis mort ! souffla-t-il… Adieu… ami !

Et, échappant des bras épuisés du jeune homme, il glissa dans la neige, face contre terre, au moment même où Antraigues et ce qui restait de ses hommes jaillissaient de la mortelle souricière qu’ils avaient tendue au Gerfaut.