— À l’aide ! cria Gildas de toute sa voix. Au secours ! À moi !…
Un coup d’épée l’atteignit à l’épaule. Lui aussi portait plusieurs blessures mais aucune n’était mortelle. Il comprit néanmoins qu’il ne pourrait pas, seul, tenir tête à la meute, d’autant plus furieuse qu’elle était terriblement clairsemée à présent. Alors, avec un hoquet fort bien imité, et sans attendre que tous lui tombent dessus, il se laissa glisser à terre, s’arrangeant pour couvrir de son corps celui du chevalier assassiné… priant éperdument pour qu’ils le croient suffisamment mort pour n’être pas tenté de l’achever.
— Ils sont morts tous les deux, dit quelqu’un. Filons !
— Il vaudrait mieux s’en assurer, coupa la voix froide d’Antraigues… Frappez encore !
Mais les cris du jeune homme avaient alerté la rue. Des fenêtres s’ouvraient. Des volets claquaient. Des têtes apparaissaient. Des gens criaient à la rescousse et à la garde !
— Plus le temps, dit le chef. Il faut filer !… le poste des Gardes Françaises de la porte Saint-Denis peut nous tomber dessus…
Ils s’enfuirent dans la rue blanche comme une volée de sinistres corbeaux, traînant les blessés, fuyant les boulevards et les zones éclairées. Avec un indicible soulagement, Gildas comprit qu’il était sauvé et se redressa péniblement, priant pour que le poids de son corps n’eût pas éteint le dernier souffle de vie, s’il en restait encore, dans le grand corps de celui qu’il avait voulu sauver… Il avait envie de pleurer et il ne pouvait pas, il cherchait à prier et il ne trouvait plus les mots. À genoux dans la neige, il ne sentait ni le froid ni même ses blessures mais il était tellement épuisé que ses membres lui refusaient tout service. Il ne pouvait même plus appeler…
— On vient, cria quelqu’un. Tenez bon !…
Au même instant, un cavalier déboucha du boulevard, grimpa la courte pente et sauta à terre en voltige auprès du garçon toujours agenouillé.
— Bon dieu de bon dieu ! gronda-t-il en découvrant le corps étendu sur la neige dans son uniforme haché de coups. J’arrive trop tard… Est-ce qu’il est mort ?
— Je ne sais pas, Monsieur, je n’ose pas le toucher…
— Tu as raison. Il faut du secours…
Et le vicomte Paul de Barras alla se pendre à la cloche du grand hôtel d’où venaient toujours des échos de musique. En même temps il se mit à crier d’une telle voix de stentor qu’en un instant il y eut, pataugeant dans la neige, une demi-douzaine de bourgeois en bonnet de nuit emballés de manteaux et de couvertures sur leurs chemises de nuit et qui se mirent à crier tous à la fois sans apporter aucune aide appréciable. Barras apprit seulement d’eux qu’une troupe d’hommes s’était enfuie après avoir tenté d’assassiner le gentilhomme et le jeune garçon qui était agenouillé près de lui.
— Ouais ! marmotta Barras pour lui-même… quand le cocher de Lecoulteux a dit qu’il l’avait conduit 15, rue de Cléry, c’est-à-dire chez ce truand de Beausire, j’ai eu raison de me méfier. Malheureusement !… Ah, vous voilà tout de même !
Le grand portail de l’hôtel venait enfin de s’ouvrir livrant passage à une foule d’hommes et de femmes d’aspect étrange aussi bien pour l’époque que pour la saison car, sous d’énormes manteaux de fourrure, ils portaient tous des toges et des tuniques grecques taillées dans les plus belles soieries de Lyon. Cet hôtel était celui qu’habitait un couple de peintres, le célèbre Lebrun et sa non moins célèbre jeune femme, Madame Vigée-Lebrun, portraitiste attitrée de Marie-Antoinette et des plus jolies femmes de la Cour. Le couple donnait ce soir-là une de ses célèbres soirées « antiques » où l’on s’efforçait d’oublier les grâces du XVIIIe siècle pour vivre un instant à l’heure de la Grèce de Périclès.
— Je ne sais pas à quoi vous jouez, s’indigna Barras qui les considérait avec stupeur, mais vous feriez mieux de vous préoccuper de ce qui se passe à votre porte quand on y égorge les officiers du Roi !
— Holà, vous autres, cria Lebrun à l’adresse d’une escouade de valets qui accouraient avec des flambeaux, moins de lumières et plus d’aide ! Un brancard, des couvertures ! Que l’on transporte les blessés dans la maison. Et que chacun rentre chez soi, ajouta-t-il superbement à l’adresse des bourgeois qui ne se le firent pas dire deux fois, trop heureux de se remettre bien vite les pieds au chaud.
Avec d’infinies précautions, le corps sanglant de Gilles fut emporté sur une civière jusque dans l’antichambre illuminée et fleurie tandis que l’on soutenait Gildas qui semblait frappé de stupeur. Barras dirigeait les opérations avec autant d’autorité que s’il eût été chez lui.
— Allez chercher un médecin ! ordonna-t-il.
— Je suis médecin ! déclara un jeune homme blond au visage ouvert qui, gracieusement couronné de roses, surgissait à cet instant des profondeurs d’un salon en compagnie d’une jeune personne dont la coiffure, un brin déséquilibrée, était assez révélatrice du genre de conversation qu’ils y tenaient.
— Eh bien, voilà de l’ouvrage ! fit Barras superbement.
Arrachant sa couronne de roses, le jeune homme écarta sans douceur la foule des « Athéniens » qui se pressait autour du brancard près duquel Mme Vigée-Lebrun, agenouillée, essuyait avec un mouchoir fin la neige et la boue qui maculaient le visage blême de Gilles.
— Comme il est beau ! soupira une femme.
— Quelle pitié ! dit une autre. Si jeune ! Est-ce qu’il est vraiment mort ?
— Comment voulez-vous que je le sache, grogna le jeune médecin. Laissez-moi au moins approcher.
— Mon Dieu !… Mais je le connais, s’écria une ravissante créature drapée dans une lourde soie blanche agrafée d’un cabochon d’émeraudes qui rendait pleinement justice à une admirable silhouette.
Vivement, Aglaé d’Hunolstein alla vers Gildas que l’on avait fait entrer dans une curieuse salle à manger où la grande table habituelle était remplacée par une série de lits disposés comme les rayons d’une roue, et fait asseoir près du feu. Un valet le débarrassait de sa souquenille noire trempée et déchirée tandis que Lebrun lui versait un verre de vin.
— Que s’est-il passé ? demanda la jeune femme d’un ton tellement autoritaire qu’il perça l’espèce de stupeur de Gildas. Qui a fait cela ?
Le jeune Breton leva vers elle un regard qui reprenait vie.
— On nous a dit… que c’était Monseigneur le duc de Chartres.
Aglaé poussa un cri indigné
— L’horreur !… Qui a pu prétendre une chose pareille ? Jamais le duc ne donnerait l’ordre d’assassiner quelqu’un, et surtout pas un officier du Roi. Il n’est pas fou !
— Je suis de votre avis, Madame, intervint Barras qui avait entendu. Je connais le duc. Il est violent, emporté, orgueilleux mais c’est un vrai gentilhomme. Eût-il été offensé par ce jeune homme qu’il eût exigé réparation par les armes… mais il n’eût jamais ordonné qu’on le massacre lâchement dans un coupe-gorge ! Il faut d’ailleurs l’en avertir. Oh ! Je saurai le fin mot de tout cela !…
Un murmure de satisfaction arriva du vestibule en même temps que les porteurs qui amenaient la civière. Le jeune médecin venait de déclarer :
— Il n’est pas encore mort. Il est vrai qu’il n’en vaut guère mieux. Il me faudrait un vrai lit, une chambre… je dois l’examiner en détail.
Le joli visage du peintre de la Reine se décolora :
— Ici ? Vous êtes fou, Corvisart ! Cette histoire trouble est capable de nous brouiller aussi bien avec Versailles qu’avec le Palais-Royal tant que les responsabilités ne seront pas établies. Ne peut-on le transporter ailleurs ? Je ne sais pas, moi… chez un ami ?…