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Il sortit ses mains des draps, les étendit devant lui. Elles étaient si maigres qu’elles paraissaient interminables : des os articulés recouverts d’un peu de peau.

— J’ai tellement changé ?

— Vous voulez en juger ?

Elle alla jusqu’à une petite table, y prit un miroir à main qu’elle tendit au jeune homme, sans lui dire qu’à plusieurs reprises ce miroir avait servi à s’assurer qu’il respirait toujours.

Ce qu’il y vit n’avait rien d’agréable. Sous la peau irrémédiablement basanée par trop de soleils et de vents marins pour jamais perdre son hâle, la chair avait fondu ne laissant que l’ossature hardie et au fond des orbites creuses deux yeux sans couleur bien définie mais où, dans la grisaille générale, n’apparaissait aucune trace de bleu.

Aglaé, cependant, ne le laissa pas contempler longtemps cet affligeant spectacle. Doucement, mais fermement, elle lui ôta la glace.

— Voilà ! Si j’ai permis que vous vous regardiez, mon ami, ce n’est pas par cruauté c’est pour que vous compreniez qu’il vous faut être très raisonnable si vous voulez retrouver aussi vite que possible votre superbe apparence. Cela dit, je ne vous rendrai cet objet que lorsque ce que vous pourrez y contempler me conviendra ! Et maintenant, dormez ! On vous apportera à manger dès que le médecin vous aura vu.

— Qui est le médecin ?

— Un jeune savant fort intelligent et fort habile qui exerce à l’hôpital de la Charité : le docteur Corvisart…

— Ah !…

Il était déçu car il avait espéré un autre nom. En retrouvant une conscience à peu près claire, il s’était ressouvenu de l’étrange rêve qui lui avait montré Cagliostro à son chevet et surtout Judith, effondrée près de son lit et pleurant toutes les larmes de son corps, les lèvres collées à sa main.

Mais apparemment ce n’était rien d’autre qu’un songe engendré par le délire et par ce besoin douloureux qu’il éprouvait de la présence de la jeune fille. L’épreuve qu’il subissait lui faisait prendre une conscience exaspérée de la profondeur de son amour. Judith !… Elle avait suscité le premier battement d’un cœur d’homme dans une poitrine d’adolescent, elle avait, par le charme innocemment pervers de sa beauté, éveillé son premier désir. Aucune autre, jamais, ne pourrait occuper la place qu’elle avait prise et Gilles savait bien, à présent, qu’en étreignant d’autres femmes il n’étreindrait jamais que le vide, car il avait été écrit depuis toujours, dans le livre du Destin, qu’il ne constituait qu’une moitié d’un tout dont le nom était peut-être Bonheur mais dont l’autre moitié s’appelait Judith…

Alors, parce qu’il n’avait plus de question vraiment importante à poser, Gilles tourna la tête vers le mur, ferma les yeux et s’efforça de se rendormir pour essayer au moins de retrouver son rêve…

Lorsque Corvisart vint, un peu plus tard dans la journée, visiter son malade, il se montra extrêmement satisfait encore que passablement surpris du changement extraordinaire survenu en quelques heures : les blessures se refermaient, le drain que Pelletan avait posé après la ponction n’avait plus rien à rejeter, la respiration se régularisait et tout rentrait dans l’ordre.

— C’est extraordinaire, avoua-t-il avec une grande honnêteté. Ce poumon semblait ne devoir jamais s’arrêter de saigner, le patient n’avait plus que quelques heures à vivre et je me sentais cruellement impuissant et puis, tout s’est arrangé sans que je puisse dire pourquoi… Je n’oublierai jamais ma surprise d’hier soir en le découvrant dormant paisiblement alors que je m’attendais à un tout autre sommeil… Dans ce cas, ajouta-t-il en souriant, mon ordonnance d’aujourd’hui tiendra en deux mots : nourriture et repos. Il faut à présent laisser faire la nature qui semble se débrouiller si bien dans ce jeune homme…

Gilles eut son café et se sentit plus fort. Il en éprouva une joie presque enfantine. Après l’enfer qu’il avait enduré, c’était merveilleux de sentir la vie revenir doucement comme une source apparue soudain et qui sourd peu à peu à travers une terre desséchée.

Ses pensées elles aussi se faisaient plus claires et, chose bizarre, il pouvait de moins en moins les empêcher de revenir obstinément à son rêve. Elles s’y raccrochaient au contraire, cherchant toujours à y découvrir de nouveaux détails.

Naturellement, il s’efforça d’apprendre d’Aglaé si vraiment, au cours de la nuit où il glissait inéluctablement vers la mort, rien, ni personne, n’était venu s’interposer mais elle l’avait regardé avec une sorte d’indignation.

— Ne croyez-vous pas au miracle et à la puissance de Dieu, vous, un Breton ?

— J’y crois fermement au contraire. Seulement… je ne vois pas pourquoi Dieu se serait donné la peine d’un miracle pour un personnage aussi mince que moi…

— Laissez donc Dieu décider lui-même de l’importance de ses créatures et cessez de poser des questions stupides.

Elle sortit sur ces fortes paroles qui n’empêchèrent nullement Gilles de remarquer que, tout compte fait, elle n’avait pas vraiment répondu à sa question.

Brusquement, un détail du rêve lui revint et, d’un signe, il appela Pongo auprès de son lit.

— Pongo, dit-il doucement, où as-tu mis le flacon que t’a remis, l’autre nuit, le médecin étranger ?

Malgré son empire sur lui-même l’Indien tressaillit légèrement.

— Flacon… médecin ? répéta-t-il avec un regard involontaire vers la porte mais Gilles avait déjà compris qu’il y avait, dans son rêve, une part de réalité et qu’une sorte de conspiration du silence avait été décidée, peut-être par son hôtesse, peut-être avec les meilleures intentions du monde et pour son propre bien, encore qu’il ne comprît pas quel mal une grande joie pouvait lui faire.

Gilles tendit la main, saisit celle de l’Indien.

— Pongo ! Tu es mon ami bien plus que mon serviteur, et jamais tu ne m’as menti. Il est possible que l’on t’ait demandé le secret et tu n’as jamais manqué à ta parole. Mais moi, j’ai besoin que tu m’aides à savoir si mon esprit est demeuré sain ou si je suis en train de devenir un fou, sujet aux hallucinations. Veux-tu répondre à une ou deux questions ?

L’Indien hésita un court instant.

— Pongo promis de ne rien raconter, fit-il avec un sourire qui découvrit ses dents de lapin géant, mais pas promis pas répondre à questions. Parle !

— Bien ! Est-ce que tu as vu venir ici un homme vêtu de noir qui était un médecin étranger, un homme accompagné d’une très belle jeune fille rousse ?

— Oui. Pas dernière nuit mais fin de nuit avant. Jeune fille beaucoup pleurer. Pas vouloir partir, pas vouloir quitter toi… mais obligée. Homme noir dire grand danger pour elle si elle rester ! Elle obéir à condition homme noir jurer toi guérir.

— Je vois. Et qui les a menés jusqu’ici ?

— Seigneur Ours Rouge ! déclara Pongo pour qui le nom de Winkleried était aussi hermétique et imprononçable qu’un discours de mandarin. Lui parti sur cheval jour où toi attaqué. Allé loin. Mauvais temps. Revenu seulement l’autre nuit avec homme noir et Fleur de Feu…

Le surnom indien fit sourire Gilles. Il allait si bien à Judith !… Ainsi, c’était Winkleried qui était allé chercher Cagliostro et Judith. Mais où ? Mais comment avait-il réussi à les retrouver en si peu de temps alors que lui-même cherchait vainement depuis des mois ?…

— Au fait, où est-il celui-là ? Depuis que j’ai repris connaissance, je ne l’ai pas vu.

— Lui promettre revenir vite, mais lui très très fatigué. Presque rien mangé pendant plusieurs jours.

— Eh bien, soupira Gilles, ému, si ce n’est pas là une éclatante preuve d’amitié, je veux bien être pendu ! Il va avoir diminué de moitié…