Lorsqu’il tourne la tête, elle a déjà repris sa place au fond du grand fauteuil, égrène son chapelet, sans paraître avoir remarqué le salut discret du juge qui grommelle dans l’escalier.
– Une ancienne religieuse sécularisée, la gouvernante… Insoupçonnable, mais suspecte. Voyez-vous, reprit-il en débouchant sur le perron, vous êtes jeune, monsieur le desservant, très jeune, et néanmoins il est clair que vous avez l’expérience des hommes, moi aussi.
– Ce n’est peut-être pas tout à fait la même.
– D’accord. La mienne est plutôt – soyons francs – pessimiste. Ce… ce pessimisme – je regrette de ne pas trouver un autre mot – m’a permis de résoudre un certain nombre d’affaires en apparence compliquées – en apparence seulement – et il en a embrouillé d’autres, parfois d’une manière irréparable. La méfiance, dans mon état, est une bonne chose, excellente même, aussi longtemps qu’elle excite le jugement mais ne le commande pas, ne devient pas un simple réflexe. Le danger, c’est que l’homme méfiant finit par se méfier de sa méfiance. Il n’a plus alors la liberté d’esprit nécessaire.
Il rougit un peu sous le regard froidement interrogateur du prêtre.
– Savez-vous que vous m’embarrassez, dit-il avec un sourire fin. On ne m’embarrasse pas facilement.
Il essuya son binocle, l’ajusta soigneusement sur son petit nez rose et court, qui le faisait ressembler à Balzac.
– J’approuve vos scrupules, notez-le bien. Nos montagnards sont méfiants, ils ne vous pardonneraient pas la moindre indiscrétion dont nous pourrions tirer profit. Soit. Mais vous ne me refuserez pas le plaisir, l’avantage, le bénéfice intellectuel de vous tenir au courant de mon enquête, à titre purement amical, bien entendu. Le prêtre fit un signe équivoque des épaules, comme s’il ne comprenait pas.
– Vous m’apportez quelque chose de très précieux, d’incomparable, un regard neuf. Ces gens me sont trop connus, à peine arrivons-nous à les distinguer les uns des autres. Un seul mot de vous peut me mettre en garde, m’épargner une faute, une imprudence, une injustice. Car j’avoue avoir déjà mon opinion sur cette affaire.
– Laquelle? demanda le prêtre.
Le groupe formé autour de la table contemplait avec une curiosité mêlée de stupeur le magistrat aux cheveux gris s’entretenant avec ce jeune prêtre inconnu sur un ton d’empressement et de déférence.
– L’auteur du crime – je veux dire l’auteur principal – est un habitant de Mégère, fit-il en donnant à son visage une expression vague et distraite. De toute manière, nous serons bientôt fixés: on ne sort pas d’un pays comme celui-ci plus facilement qu’on y entre, et, à l’heure actuelle, de Fillière à Dombasle, tous les chemins sont gardés… Permettez?
Il tourna le dos brusquement, descendit les marches et s’engagea dans l’allée de toute la vitesse de ses courtes jambes.
– Monsieur le procureur de la République…
– Bonjour, Frescheville, dit le nouveau venu. Chien de temps!
Il baissa le col de sa pelisse et ses moustaches gauloises apparurent hérissées de minuscules glaçons.
– Qu’est-ce que c’est?
Il désignait du menton le prêtre qui, après avoir hésité, remonta les marches et rentra dans la maison.
– Le nouveau curé de Mégère.
– Ah! On m’en a dit beaucoup de bien. Très jeune. Venu cette nuit, hein?
– Un homme supérieur, affirma le juge, dont toute la personne, et jusqu’à l’expression, jusqu’au regard, venait de se transformer avec une rapidité surprenante.
– Au travail, messieurs.
Le procureur souleva légèrement son chapeau avec un regard circulaire.
– Enlevez les paperasses! Pas de paperasses ici! dit-il au greffier. Parlons d’abord. Causons entre nous à la bonne franquette. Vous grossoyerez après.
Et comme la toux discrète du juge semblait devoir préluder à un exposé méthodique de l’affaire:
– Sais tout. Inutile. Où sont les premiers témoins? Où est le maire? C’est vous qui avez trouvé le cadavre?
– Oui, monsieur le procureur.
– Seul?
– Non, monsieur le procureur. Mon garde champêtre, les deux Heurtebise et Drumeau.
– Présentez. Bon. Messieurs, veuillez vous rassembler un peu plus loin à l’écart. Merci. Où est la petite bonne?
– J’aurais désiré que la gouvernante… suggéra timidement le juge.
– Petite bonne, répéta le procureur.
Ses yeux gris où la lumière tremble sans cesse au point de donner la double impression contradictoire du scintillement et de la fixité, comme animés d’une sorte de mouvement brownien, parurent se remplir d’une eau trouble, tandis que la lèvre inférieure projetée en avant ainsi que par la détente d’un ressort invisible découvrait des dents jaunes, carrées, pareilles à celles d’un cheval. Instruit par une longue expérience et résigné à subir tôt ou tard des confidences dont la minutieuse et monotone obscénité eût lassé toute autre servilité que la sienne, le juge ne put néanmoins retenir un soupir.
– Appelez Mlle Philomène, ordonna-t-il de cette voix basse avec laquelle il commandait chaque soir son absinthe au café des Deux-Garçons.
– Philomène Depouilly, dix-sept ans, née à Mégère, en service chez Mme Beauchamp depuis le mois d’août… Bon… j’écoute.
La petite servante chiffonnait le coin de son tablier.
– Vous troublez pas, reprit le procureur. Inutile de regarder M. le maire. Deux mots. Avez-vous un amoureux?
Il dédaigna de lever les yeux, ainsi qu’un vieil acteur sûr de son effet. Mais la réplique lui fut renvoyée comme une balle:
– Oui, monsieur.
– Nom?
– Si, m’sieu.
– Demande son nom.
– Comment il s’appelle? Le fils à Mme Rouart, monsieur.
– Depuis quand?
– La foire de Molènes.
– Vient ici?
– Oui, m’sieu.
– Dans la maison?
– Non, m’sieu.
– Si.
– Non, m’sieu, dans le parc quand je vas chercher le lait à la ferme.
– Rendez-vous hier soir?
– Oui, m’sieu.
– Dites donc, s’écria le procureur décidément hors de lui, est-ce que vous vous fichez de moi?
La petite soutint son regard avec une assurance tranquille, et le juge d’instruction estima aussitôt indispensable d’essuyer plus soigneusement que jamais le verre de son binocle terni par la buée.
– Assez pour aujourd’hui, conclut le procureur redevenu paternel. Vous remercie votre franchise. Pouvez disposer. Sacrée mâtine, fit-il à l’oreille de son subordonné. Je vous raconterai un jour…
Mais l’apparition du curé de Mégère au haut du perron les tira d’embarras tous les deux. Le jeune prêtre s’avançait de son pas silencieux, clignant des paupières, ébloui par le jour.
– Messieurs, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.
Son ton était celui d’un homme à bout de forces et il y avait dans toute sa personne un air de renoncement, d’abandon.