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– Je vous demande pardon, fit le juge, comme s’il sortait d’un songe, je vous suivais très attentivement. J’ai bien souvent pensé moi-même…

Il n’acheva pas. Son regard gris entre ses cils mi-clos, frappés de biais par la lumière, fit rapidement le tour de la pièce, se fixa un instant sur la porte.

– Vous désirez me parler de Mme Louise, dit-il enfin. C’est une bien singulière personne, un type assez balzacien…

– Vous êtes un homme fin, soupira le curé de Mégère, – lui aussi semblait sortir d’un rêve – fin et subtil. C’est pourquoi je ne ruserai pas avec vous. Je vous demanderai seulement de m’éviter ultérieurement tout contact, du moins direct, avec la police et les enquêteurs.

– Mon devoir…, commença le juge.

– Si, monsieur, vous me l’épargnerez. Qui sait si les renseignements dont je dispose – dont je disposerai bientôt peut-être – ne vous permettront pas de clore une instruction qui semble vous promettre – de votre propre aveu – plus d’un mécompte…

– Plus de mécomptes que de plaisir, soit!… Je vous entends… Nous parlons d’ailleurs en amis…

– Voyez-vous, monsieur le juge, reprit le prêtre avec une vivacité soudaine, en poursuivant en moi quelque secret, vous courez après une ombre. Le peu que je sais suffit: le problème posé à ma conscience sacerdotale n’est douloureux que pour moi. Que me veut-on? Oui, que veut-on que je sache d’un crime commis dans un pays inconnu de moi, sur une malheureuse personne dont, il y a deux semaines, j’ignorais jusqu’à l’existence? La victime est morte. Un autre juge que vous a reçu l’aveu du criminel et, je l’espère, son repentir. Le mal commis est donc irréparable, et la société ne saurait même plus s’en venger sur son auteur. Alors? J’aurais cru que la justice classait rapidement ces sortes d’affaires.

– Je voudrais que le problème fût aussi simple…

– Évidemment, il ne l’est plus, si l’on sort du domaine des faits pour entrer dans celui des mobiles que nous appelons, nous, les intentions. Et ce domaine est pratiquement illimité.

– Justement. Voyez-vous, reprit le magistrat, nous savons réellement très peu de chose sur les différentes personnes mêlées à ce drame, en apparence banal. On ignore trop, dans le public, quelles difficultés nous rencontrons, dès qu’il s’agit de rassembler sur tel et tel les renseignements nécessaires pour dégager l’individu réel, concret, de cette apparence sociale qui peut varier si curieusement aux diverses époques de la vie. On enseigne que le corps humain se renouvelle tout entier, jusqu’à la dernière cellule, en une dizaine d’années. Il ne faut pas un délai plus long pour changer socialement de peau. Ainsi le monde est plein de vieux hommes ou de vieilles femmes dont le passé ne se remonte pas. Les registres d’état civil ou les études notariales fournissent bien quelques points de repère, mais que valent-ils pour permettre d’apprécier certaines existences trop longues, et dont tous les témoins sont morts?… Hé bien, il y a dans cette affaire pas mal de gens peu… peu déchiffrables. La victime d’abord. Cette dame de Mégère, ici, n’est-ce pas, elle faisait déjà comme partie du paysage. On ne la voyait même pas vieillir; les très vieilles gens ne vieillissent plus. Il faut un peu de réflexion pour l’imaginer ailleurs… au Caire, par exemple, où elle habitait encore il y a douze ans… Un peu plus tôt, je dois dire, on l’aurait trouvée à Auteuil, dans une pension de famille très chic… Un peu plus tôt encore, à Vence.

Et savez-vous en quel endroit de la terre elle a dû apprendre la première nouvelle de la déclaration de guerre de 1914? À Ceylan, cher ami. Des palaces, oui! Des pensions de famille tant qu’on voudra, mais de famille point… L’héritière est une arrière-petite-nièce du mari.

– Quelle héritière? demanda le curé d’une voix où se trahissait un peu d’impatience, dissimulée par politesse.

– L’héritière est une demoiselle de Châteauroux – rien d’intéressant de ce côté-là, – une brave fille dévote, qui vit en recluse, une personne inoffensive.

– Les vieilles filles dévotes sont rarement inoffensives, dit le curé de Mégère d’un air las.

Et aussitôt il corrigea le mot d’un sourire.

– Oh! soyez tranquille, nous n’avons rien négligé, répliqua le petit juge sur le même ton. La demoiselle n’a pas quitté Châteauroux depuis des mois… Et vous en serez quitte, cher ami, pour un jugement téméraire – je crois que c’est le mot?…

– Une plaisanterie téméraire, plutôt… Mais, permettez, cette demoiselle ne me paraît pas appartenir, elle, à l’espèce dont vous parliez tout à l’heure, des vieillards migrateurs et mystérieux. Son passé ne doit pas être difficile à remonter.

– Son passé ne présente aucun intérêt. Mais il y a aussi par là une inimitié entre les familles dont la cause est bien obscure. La pauvre fille n’a jamais été reçue, elle ne connaissait même pas sa tante, et je ne vous cacherai pas qu’on la disait déshéritée par avance. Monseigneur lui-même… Mais cela est une autre histoire, et je ne puis former un jugement sur des rapports hâtifs, forcément incomplets ou même contradictoires… Je me défends de rien dramatiser. Oh! sans doute, on croit volontiers que nous voyons le drame partout, alors que la plupart de nos expériences nous enseignent, au contraire, un certain optimisme, oh! un optimisme à base d’amertume, un optimisme sans illusion… Le crime est rare; je veux dire le crime qualifié, authentique, tombant sous le coup de la loi. Les hommes se détruisent par des moyens qui leur ressemblent, médiocres comme eux. Ils s’usent sournoisement. Et les crimes d’usure, monsieur, ça ne regarde pas les juges!…

Il passa sur ses lèvres, après un silence, sa langue rose et pointue.

– Reste cette Mme Louise, dit-il enfin.

Une seconde leurs yeux se cherchèrent, puis ils échangèrent ensemble un même regard, pareillement réfléchi, attentif.

– J’ai parlé à Mme Louise, en effet, dit brusquement le prêtre avec une simplicité déconcertante. J’aurais même souhaité, je l’avoue, n’attirer là-dessus l’attention de personne. N’importe. La surveillance qu’on exerce sur moi…

– Pardon! protesta le juge, écarlate.

– Pour avoir des avantages, elle a aussi ses risques. N’essayez pas d’abuser de mon inexpérience, reprit-il en haussant doucement les épaules, je ne suis pas si naïf. Votre intérêt et votre amitié auraient avantage à m’épargner en des matières si délicates. Car, enfin, les confidences que nous recevons, même en dehors du ministère proprement dit, ne sont tout de même pas des confidences comme les autres.

– Je voudrais que vous parliez plus clairement, dit le juge. Que désirez-vous? Que racontez-vous? Il ne m’est naturellement jamais venu à l’idée de vous garder à ma disposition.

– Sans doute. Et, de votre part, je n’attends que des procédés irréprochables, dignes de vous et de moi. Êtes-vous aussi sûr de vos subordonnés? Certes, je ne doute pas d’obtenir de mes supérieurs, dans un délai plus ou moins éloigné, un autre poste. Mais aussi longtemps que leur volonté me tiendra dans celui-ci, je dois défendre, même contre vous, la dignité d’un ministère, hélas! déjà trop compromise par mon inexpérience et mes étourderies. Toute surveillance exercée sur cette maison, sur ses abords, sur les gens que j’y appelle, peut prendre, aux yeux de mes paroissiens, un caractère fâcheux, extrêmement fâcheux… C’est ainsi qu’il y a vingt minutes à peine, comme je me penchais à cette fenêtre en compagnie de M. le docteur, nous avons pu apercevoir, par-dessus la haie…