– Qui parle de vous abandonner, fou que vous êtes! Je vous ai dit seulement que certaines circonstances… Hé bien, ce que j’attendais est venu. Pour quelques jours, quelques semaines au plus…
Il n’eut pas le courage d’achever. Son regard, un instant durci, eut une expression de pitié tendre, une sorte de sourire funèbre.
– Je pourrais d’ailleurs maintenant tout vous dire, fit-il, cela n’aurait plus aucune importance…
– Dites-le, supplia l’enfant, avec une résignation farouche. Vous vous êtes assez longtemps joué de moi. Mais que vous importe à présent?
– Sot! dit le curé de Mégère, sot que vous êtes!
Il haussa les épaules, et reprit sa marche à travers la chambre. Par la lucarne restée ouverte montait, à chaque bouffée de vent, l’odeur écœurante des eaux.
– La vérité ne vous servirait guère, continua le prêtre. À quoi bon? Peut-être même vous perdrait-elle à jamais. Car je vous connais, André… Ce que vous appelez mes mensonges étaient comme faits pour vous. Il convient que je disparaisse avec eux. Et vous pourrez dire que vous m’avez accompagné jusqu’au bout de la route, car désormais, devant moi, il n’y a plus de route.
Les yeux du clergeon ne quittaient pas les siens et l’extraordinaire immobilité du petit visage eût été parfaite sans l’imperceptible grimace de la bouche, chaque fois que l’enfant ravalait ses larmes.
– Vous partirez demain, fit le prêtre d’une voix saccadée. Je le veux. Écoutez-moi, André.
Posant les deux mains sur ses épaules, il le fit reculer lentement jusqu’au mur où il le maintint une seconde. Mais dès que l’enfant sentit se relâcher l’étreinte, il glissa hors des bras du prêtre, fut d’un bond à l’autre extrémité de la pièce où il attendit, ramassé sur lui-même, tête basse, ainsi qu’un animal traqué.
– Assez de sottises! fit le curé de Mégère. Vous m’obéirez, sinon… Voulez-vous que je vous fasse reconduire chez vous par la police?
– La police! répéta le petit d’une voix rauque. (Et il s’efforçait de rire sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’une espèce de gémissement.) Vous devez craindre la police plus que moi. Je vous ai suivi tout à l’heure. J’ai tout entendu.
– Ah! dit simplement le curé de Mégère.
Il posa la main sur l’épaule du clergeon qui, cette fois, ne se déroba pas.
– Où ne vous aurais-je pas suivi? reprit l’enfant à demi vaincu. (Les larmes commençaient à ruisseler sur ses joues bien que son visage restât convulsé de colère.) je vous aurais suivi n’importe où. Et pour obéir à cet affreux prêtre vous allez… vous allez vous rendre demain au juge comme un… comme un lâche…
– Me rendre? Que pouvez-vous bien entendre par là? Me prenez-vous pour un voleur?
Le regard du petit glissa entre ses cils avec une expression indéfinissable de désespoir, d’orgueil, d’une sorte d’entêtement inflexible. Puis il se tourna vers l’angle le plus obscur de la soupente où brillait la ferrure nickelée d’un sac de cuir. Si rapide et si furtif que fût ce regard, celui du prêtre l’avait comme saisi au vol.
– Vous mériteriez d’être fouetté, dit-il sèchement. Qu’avez-vous fait de mes lettres?
Du menton, l’enfant montra la lucarne ouverte. Le visage du curé de Mégère avait brusquement pâli.
– Allons-nous-en! fit-il de la même voix dure, sans réplique.
Ils sortirent tous les deux, s’engagèrent dans la direction opposée à celle prise un moment plus tôt par le Basque. D’abord resserré entre ses parois de pierre, le chemin débouche brusquement dans une sorte de cirque où le vent d’ouest, le vent du large, apporte et fait tourner sans cesse, tout au long des interminables automnes, une poussière coupante comme le verre. Parfois la brise fraîchit et le cirque solitaire crache vers le ciel un nuage épais de feuilles mortes qui montent d’abord comme aspirées par le soleil pâle, puis s’éparpillent en un clin d’œil, happées par la gueule géante et glacée du fleuve, tandis que tournoie lentement au-dessus du gouffre une plume de palombe.
Ils s’assirent côte à côte au seuil de l’étroite brèche ouverte sur la Bidassoa. De la rive opposée, seule visible, montait le refrain curieusement scandé d’un douanier espagnol qui, sa journée faite, en bras de chemise, surveillait encore, par habitude, les anses et les criques hantées par les fraudeurs. À cet endroit la falaise s’abaisse, et ils pouvaient entendre, à chaque intervalle du chant, le formidable remous du fleuve, le roulement des galets sur les fonds et lorsqu’une vague plus puissante venait mordre sur l’éperon de granit le déchirement des eaux et le sifflement de l’écume.
– Je ne vous en veux pas, dit le curé de Mégère. Les lettres que vous avez lues, je les aurais détruites ce soir même. Et il ne me déplaît pas que vous ayez appris par vous-même, dès aujourd’hui, ce que vous ne comprendrez que plus tard, si vous le comprenez jamais. Je suis seulement attristé d’avoir troublé votre conscience.
– Ma conscience! fit l’enfant avec un emportement farouche. Il ne s’agit pas de ma conscience! Je me moque bien de ma conscience! Ce n’est pas ma conscience qui… Mais vous allez me mentir encore. Que sais-je de vous? Au lieu que cette femme…
– Silence! dit le prêtre à voix basse. Elle non plus ne me connaît guère. Elle me connaîtra moins que vous, car vous me voyez au seul moment de ma vie sans doute où je puis enfin être moi-même. En quoi d’ailleurs vous ai-je menti? Et d’abord qu’appelez-vous des mensonges? Le monde est plein de gens qui ne dissimulent rien parce qu’ils n’ont rien à cacher. Ils ne sont rien. Sans doute est-ce pour votre jeunesse une vérité un peu dure, ou qui dépasse votre jugement! Pour la comprendre, il vous suffirait de réfléchir un peu sur vous-même. N’êtes-vous pas bien différent de l’image que se font de vous les gens de Mégère? Savaient-ils que vous les méprisiez? Qu’auriez-vous gagné d’ailleurs à vous découvrir à des êtres d’une autre espèce? Vous vous êtes tu, soit. Mais le silence même n’aurait pas été longtemps pour vous une protection efficace. Le moment serait venu où vous auriez dû porter un masque, des masques, une infinité de masques, un masque pour chaque jour de votre vie. Dure contrainte, dont un homme digne de ce nom finit par faire un jeu passionnant, parce qu’il est difficile et dangereux. Certes, je vous parle ici d’égal à égal, un langage peu fait pour un adolescent, fût-il aussi sauvage que vous. N’importe! En vouloir parler un autre serait perdre mon temps, et je n’ai plus beaucoup de temps à vous donner. Retenez du moins encore ceci. L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt, comme un navire sous un pavillon étranger. Donnez-moi votre main… (il la prit dans les siennes avec une sorte de méfiance et il la serrait à peine entre ses doigts comme s’il eût craint de blesser une bête fragile et farouche). Votre vie commence. Hélas! que ne vous ai-je connu plus tôt! Nous aurions ensemble couru le monde et pour un tel voyage il n’est pas besoin de boussole ni même de navire. Qui nous emporterait plus loin et plus sûrement que nos rêves?… des rêves où nul autre que nous ne pénètre… Mais peu d’hommes savent rêver. Rêver, c’est se mentir à soi-même, et pour se mentir à soi-même il faut d’abord apprendre à mentir à tous.