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L’air humide, trop doux pour la saison, accablait ses nerfs sans réussir à les apaiser. Il retrouva sa chambre avec dégoût, s’emporta sous le premier prétexte venu au grand scandale d’une des demoiselles Simplicie accourue, et qui à chaque juron penchait un peu plus sur sa poitrine drapée de pilou mauve, un long visage plein de cette résignation effrayante qu’on ne voit qu’au regard des très vieux chevaux. Il finit par la repousser doucement hors de la pièce, et s’approchant de la fenêtre, tira de sa poche les papiers trouvés dans le portefeuille, une demi-douzaine de pages, sans doute arrachées à un agenda et portant le nom et l’adresse de quelques commerçants de Mégère. Il allait en remettre l’examen à plus tard, lorsqu’un mince carré de carton glissa de ses mains jusqu’à terre. Il le ramassa avec un grognement de plaisir.

C’était une photographie vraisemblablement très ancienne, car elle avait cette teinte jaunâtre qui dans les vieux albums familiaux semble la teinte même de l’oubli. L’ayant tournée et retournée entre ses doigts jusqu’à ce que la lumière la frappât de biais, il y vit se dessiner peu à peu l’image d’une jeune fille vêtue de noir, les mains modestement croisées sur le ventre, le dos appuyé à une de ces absurdes balustrades de carton, décor jadis favori des photographes de province.

Une jeune fille d’ailleurs à peine sortie de l’enfance, mais aux traits déjà formés, empreints d’une gravité mystérieuse, encore accentuée par deux rides verticales à chaque coin de la bouche amère. N’était la longue natte de cheveux tressés ramenée sur l’épaule et serrée d’un prétentieux nœud de satin, cette figure extraordinaire eût paru sans sexe et sans âge. Le petit juge ne retint pas un nouveau grognement, cette fois de colère. Ne rencontrerait-il donc, dans cette diabolique aventure, que des visages inclassables, indéchiffrables? Pour rompre le charme, il s’efforça de penser que l’inconnue n’avait, plus que vraisemblablement, rien de commun avec le curé de Mégère. Une parente de Mme Céleste peut-être? Mais il ne pouvait plus détacher ses yeux de la photographie qu’il examinait maintenant à la loupe. C’était une de ses coquetteries, de prétendre reconnaître à certains signes infaillibles les acteurs principaux d’un même drame. Certes, il eût été fou d’admettre que la pensionnaire anonyme fût pour quelque chose dans le triste destin de la dame de Mégère et néanmoins le magistrat devait s’avouer, non sans agacement, que l’entrée en scène de ce personnage inattendu l’avait plus troublé que surpris, comme s’il eût appartenu d’avance à ses songes. Quoi de plus naturel, après tout? Ne lui arrivait-il pas souvent de rencontrer au hasard d’une vie, en somme peu sédentaire, de ces inconnus dont il disait familièrement qu’ils étaient «de sa clientèle»? Mais ce visage ne pouvait passer cependant pour celui d’une criminelle vulgaire, et il n’eût retenu l’attention d’aucun gendarme. Le seul esprit de révolte s’inscrivait dans chacun de ses traits précocement vieillis, la révolte et aussi une douleur vraie, profonde, de celles réservées peut-être à l’adolescence, qui tiennent comme elle de la Bête et de l’Ange, marquent pour la vie, parfois à l’insu de la victime même, la sensualité et l’orgueil naissants. Et le souvenir lui revint tout à coup d’une affaire instruite plusieurs années auparavant et qui avait été le plus beau succès de sa carrière. Une jeune fille servante chez une riche fermière de Puysienta avait empoisonné sa maîtresse et les soupçons s’étaient portés d’abord sur le beau-fils de la défunte, garçon peu recommandable et qu’on savait perdu de dettes. Il eût été condamné sans le hasard presque miraculeux d’une lettre découverte sous un monceau de gravois – jamais parvenue d’ailleurs à sa destinataire – où la domestique exprimait à la fille de la patronne, âgée de quinze ans, les sentiments qu’elle nourrissait pour elle en secret. Menacée de renvoi, la misérable n’avait pu supporter l’idée d’être séparée de son idole, perpétrant son crime avec une audace, un sang-froid, une perversité incroyables.

Il remit la photographie dans le tiroir et s’aperçut que ses tempes battaient. J’ai pris la grippe, pensa-t-il, j’aurai du moins pris ça…» Bien qu’il s’inquiétât d’ordinaire du moindre accès de fièvre, il accueillit sans déplaisir l’idée d’un repos forcé. Au diable l’enquête! Il finissait décidément par avoir trop souvent l’impression de courir lui-même un risque – pis encore: de le partager en quelque mesure avec les auteurs ou les complices inconnus du crime. «Je cherche la vérité, s’avouait-il, mais sans grande envie de la trouver…» L’orgueil le retenait seul de convenir qu’il eût volontiers classé l’affaire… Hélas! de longues semaines se passeraient avant que la justice s’avouât vaincue.

Un regard jeté sur sa montre l’avertit qu’il pouvait disposer d’une heure encore. Il gagna péniblement son lit et, les yeux déjà clos, ramena l’édredon sur ses jambes. Les mêmes images qui avaient hanté son sommeil surgirent de nouveau et sa volonté engourdie ne choisissait déjà plus, les accueillait ensemble, résignée. Le curé de Mégère, son clergeon, la petite servante, ou l’anonyme pensionnaire, qu’avaient donc de commun entre eux tous ces visages? La fièvre donnait à cette question un caractère de gravité, d’urgence presque risible, et il se la posait avec angoisse. La réponse vint tout à coup. Si différents qu’ils fussent, soit qu’ils inspirassent la sympathie, la méfiance ou l’aversion, ces visages maintenant familiers se ressemblaient par on ne sait quoi d’inachevé, d’équivoque, ceux des femmes trop tendus, trop durs, presque virils, celui du curé de Mégère marqué d’une mélancolie, d’une sorte de tristesse pathétique dont il avait retrouvé le reflet, non sans une gêne secrète, sur la figure passionnée, féminine de l’enfant de chœur.

II.

– Hé bien, madame Céleste, que voulez-vous que je vous dise? Je n’y étais pas, moi.

– Sûr, ma pauvre Phémie, sûr. Mais enfin vous êtes venue cette nuit-là quand même. Je vous ai vue, je vous ai parlé, ça me rassure. Autrement je croirais d’avoir rêvé.

– C’est parce que vous y pensez trop, madame Céleste. À quoi bon se tourner les sangs. Laissez donc faire la justice.

– Ah! oui, parlons-en de votre justice! Me voilà-t-il pas seule ici maintenant pour répondre de tout. Jusqu’à ce morveux d’enfant de chœur qu’ils ont laissé filer, paraît-il. Oh, vous pouvez rire, ma belle. Pour moi, il a ensorcelé notre curé, ce Nicodème. Dès le lendemain matin, il n’était pas plus tôt entré dans la chambre avec sa tête de rat, qu’ils causaient tous les deux comme des camarades. L’après-midi de même. Le soir de même. Lorsque j’entrais, c’étaient deux paires d’yeux qui se levaient ensemble, vous auriez dit un rendez-vous d’amoureux. Et des mines!

– Qu’est-ce que vous allez penser là!

– Je me comprends. Des garçonnets dans son genre c’est tout autant malicieux que des filles, il n’y a pas plus vicieux, plus caressant. Jusqu’au petit juge qui a l’air d’en être assotté… Moi je ne suis qu’une vieille femme, ma fine. Mais j’aurais pris le gamin par les oreilles et je vous l’aurais fouetté avec une bonne poignée d’orties, à l’ancienne mode, histoire de lui faire retrouver sa langue.

– Pour dire quoi?

– La vérité. Voilà un galopin que je laisse au presbytère passé onze heures, en tête à tête avec notre curé. Le lendemain, plus de curé. Qu’est-ce qu’il en a fait, du curé?

– Il ne l’aura pas mangé, votre curé, madame Céleste! Et justement le brigadier disait pas plus tard qu’hier au soir, chez les demoiselles Simplicie…

– Votre brigadier, il est saoul à longueur du jour, ma pauvre Phémie…

– N’importe. Il disait qu’à son idée le petit juge laissait courir le furet, mais sans lâcher la ficelle. Une ruse à eux, quoi! Faut d’ailleurs convenir que ce curé-là ne fait rien comme les autres, avouez?

– C’est parce qu’il n’est pas comme les autres, ma fine. Voilà trente ans que je sers, je connais mon monde. Des prêtres pareils, il n’y en a pas dix dans le diocèse, peut-être. J’ai pensé du premier coup: «Celui-là ne mettra pas longtemps ses pieds dans les souliers du curé de Mégère, sûr.»