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– C’est que vous ne le connaissez pas! Franc comme l’or! Nous avons causé ce matin, en camarades. Il n’a pas revu son copain depuis la matinée du 6 et justement, patron, je me demande pourquoi votre ratichon nous a caché cette visite-là…

– Caché… Vous oubliez, mon cher, qu’il n’a jamais été question d’un interrogatoire en règle…

– Admettons que je n’ai rien dit. Mensonge par omission, simplement.

– Mensonge… mensonge…

– Dame! un de plus. Car enfin vous devez être bien près de convenir maintenant qu’il a inventé le fameux coup de feu dans la nuit, – un vrai titre de roman policier…

– Pas sûr. L’expérience a été bâclée.

– Recommençons-la. D’ailleurs, je me fiche des expériences, et quant aux rapports d’experts Dieu sait où je voudrais les mettre! Tout de même, s’il a menti, faut lui trouver une raison. Le voilà donc qui descend ce diable de chemin, ahuri par le voyage, embêté de son retard, à tâtons, par une nuit noire, et son fameux sac à la main. Naturellement, il n’a pas osé dire au voiturier qu’il avait peur. Et puis, en haut, il a aperçu la lumière, il s’est cru déjà dans sa chambre, en train de lire son bréviaire… Voilà donc mon bonhomme qui s’embrouille. Il file à droite au lieu de tourner à gauche. Il commence à se monter la tête. Et qu’est-ce qui m’empêcherait de croire qu’il a un revolver dans son sac? Ça peut être utile à un petit curé nerveux, pas trop solide, et qui sait qu’il habitera une maison isolée, dans un sacré pays sans chemin de fer, au bout du monde. Il tire donc son revolver et le garde à la main, histoire de se rassurer.

– Oui. À ce moment un pauvre type se présente, et il lui loge une balle dans la peau, sans lui avoir seulement souhaité le bonsoir…

– Se présente… Se présente… Il y a plus d’une manière de se présenter, patron! Le gars qui s’amenait n’avait pas la conscience tranquille, vous pensez. Le petit curé a dû comprendre tout de suite qu’il ne venait pas lui demander sa bénédiction.

– Et alors?

– Alors chacun file de son côté. Le type va crever plus loin. Le petit curé dégrisé retrouve son chemin du coup. On le retrouve toujours quand on ne le cherche plus. Dans la conversation avec la vieille, il se renseigne, il comprend que le gars sortait du parc de Mégère, qu’il a peut-être fait un sale coup au château, que son devoir aurait été de donner l’alerte. Et il la donne, l’alerte, avec une heure de retard. Ça vaut toujours mieux que rien, et ça a aussi l’avantage de lui épargner des explications.

– Idiot, mon cher. Et le voiturier? Il n’a pas entendu le coup de feu, le voiturier.

– Si. Mais s’il est idiot tous les jours, il était saoul ce soir-là. Un ivrogne a des idées. La chose lui a paru louche, et il a inventé l’histoire de la poule-fantôme pour ne pas mettre en cause le curé.

Du perron des Quatre-Tilleuls, une des filles Simplicie les regardait venir. À leur approche, elle tourna le dos, rentra brusquement dans sa boutique. Presque aussitôt le brigadier apparut entre les arbres de la place dont il fit discrètement le tour avant de revenir ostensiblement vers son chef, tournant le dos à son point de départ.

– Il ne sort plus du cabaret celui-là, fit le magistrat. Les gens racontent qu’il courtise la plus jeune des filles Simplicie. Dame! pour un veuf qui prendra sa retraite dans cinq ou six ans l’affaire n’est pas si mauvaise… Dites donc, reprit-il en élevant la voix, d’où venez-vous, mon ami?

– Monsieur le juge, il y a chez vous un curé qui veut vous voir d’urgence…

– Hé bien, Grignolles, qu’est-ce que vous en pensez? Sommes-nous servis, oui ou non? Tout le diocèse passera dans mon bureau, devant ma table, évêque en tête. J’ai envie de demander qu’on nous adjoigne un docteur en théologie, et une douzaine de chanoines casuistes, pas vrai?…

Au premier regard, le curé de Sommelièvres apparaît comme l’un de ces doux qui posséderont la terre mais qui doivent en attendant se contenter d’y voir prospérer des animaux si différents d’eux-mêmes qu’ils ne sauraient seulement oser leur rappeler une promesse dont l’accomplissement risquerait d’ailleurs de les prendre tragiquement au dépourvu.

– Bigre! Un poids lourd! dit l’inspecteur à mi-voix.

Le prêtre leur tournait le dos, barrant l’étroit couloir de ses fortes épaules, et la double saillie des omoplates faisait luire dans l’ombre le drap usé de sa douillette. Au grincement des marches, il se retourna, et sa large face essaya vainement de traduire un autre sentiment que celui d’une surprise innocente née avec lui, et qui ne mourrait qu’avec lui.

– Monsieur le juge… respect… religieux respect…

Il s’inclinait naturellement devant l’inspecteur qui s’effaça, laissant son interlocuteur tête à tête avec le magistrat. La conscience de sa méprise amena sur les lèvres du prêtre un sourire déjà résigné.

– Entrez donc, fit le petit juge. Prenez la peine de vous asseoir.

Mais le curé de Sommelièvres se contenta d’appuyer sur le dossier de la chaise une main rose et lisse.

– Sortez, Grignolles, dit le magistrat, visiblement exaspéré.

– Monsieur le curé, reprit-il dès que la porte se fut refermée sur son interlocuteur, excusez mon impatience. Il n’y a eu déjà dans cette affaire que trop de malentendus, auxquels je me permets de dire que monsieur votre confrère, actuellement absent de Mégère, n’est pas étranger. Si donc, comme je le suppose, vous avez quelque communication à me faire, je demande qu’elle soit aussi nette et franche que possible. Sinon je me verrais obligé de vous prier d’attendre une convocation, et je procéderais, le cas échéant, à un interrogatoire en règle, recueilli par mon greffier et signé de votre nom.

Le visage du curé de Sommelièvres exprima une déception sans bornes.

– C’est que, finit-il par articuler d’une voix à peine distincte, je ne suis qu’un… qu’un simple…

– Intermédiaire, voilà le mot que j’attendais. Ici personne ne se résigne à voir comme tout le monde, avec ses propres yeux. On connaît, on a rencontré quelque part, on a vaguement entendu parler d’un tiers qui, lui… J’en deviendrai fou, sacrebleu! Hé bien, non, monsieur le curé, mille fois non! Dans ces conditions, j’aime autant que vous gardiez votre témoignage pour vous. Allons! de qui s’agit-il?

La question, si brutalement posée, prit le malheureux prêtre au dépourvu.

– De Mme Monprofit, la propriétaire de l’hôtel du Pigeonnier à Saint-Romains… Mme Monprofit était jadis ma paroissienne. Elle m’a fait visite avant-hier à Sommelièvres.

– Avant-hier? Ses déclarations ne paraissent pas vous avoir beaucoup frappé?

– Sur le moment, non. Mais j’ai appris hier soir, par un de mes confrères, qu’un de vos honorables témoins prétend avoir vu… a parlé d’une femme qui… L’excitation nerveuse du petit juge faisait place à cette espèce de torpeur presque heureuse qui annonce les grands accès de fièvre, et tandis que le sang battait à ses tempes, il ne pouvait détacher les yeux des larges joues de son interlocuteur que l’émotion marbrait de pourpre.

– Je pense que vous voulez parler du voiturier. Votre «honorable témoin» est un ivrogne, un simple ivrogne.

– Je… je l’ignorais. La chose m’avait donc un peu préoccupé, je l’avoue. Elle s’accorde curieusement avec le petit fait qui m’a été rapporté par ma paroissienne. Car vous savez sans doute que M, le curé de Mégère…

– Un instant! Vous le connaissez, vous, le curé de Mégère?

– Non pas. M. le curé de Mégère est nouveau venu dans le diocèse. J’ai seulement entendu longuement parler de lui, hier au soir, par mon confrère de Saint-Romains chez lequel vous n’ignorez pas qu’il a passé une heure dans la matinée le jour du crime. Venant de Grenoble par le premier train, le train ouvrier, il a cru pouvoir s’arrêter à Saint-Romains et reprendre le train suivant, ignorant certainement que ce train n’assure pas la correspondance de la patache.

– Qui vous a donné ces renseignements?

– M. le curé de Saint-Romains hier au soir, justement. M. le curé de Mégère et lui sont d’anciens camarades du séminaire. J’ajoute même qu’il a trouvé son ami nerveux, inquiet. Il semblait être sous le coup d’un ennui récent et n’osait y faire que de brèves allusions, très réticentes, ce sont les propres paroles de mon confrère, monsieur le juge.

– Quelles allusions? Et à quoi?

– À des responsabilités qui l’attendaient, auxquelles il ne se sentait pas préparé, qui le prenaient au dépourvu. Il s’est plaint aussi de… Mais je ne sais pas si je dois…

– Vous devez, monsieur! fit le petit juge âprement. Nous ne discourons pas ici d’un cas de conscience imaginaire. Il y a deux morts, monsieur.