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Elle appuya si fortement sur le papier que la plume grinça et cracha.

«… C’est pourquoi vous auriez tort de vous prévaloir de mon amitié, même auprès de votre amant. Cela serait inutile et peut-être dangereux. Je suis une aventurière, ma chérie… Excellente éducation, bonne famille. Elle est jolie, ma famille! Je n’ai pas de père, et je suis fille d’une…»

Depuis un instant, la même grimace contractait sa bouche et semblait gagner le visage entier, dont l’expression devint peu à peu effrayante. La main qu’elle tenait posée à plat sur le papier se ferma tout à coup, et elle resta longtemps appuyée d’un coude sur la table, l’autre bras pendant jusqu’à terre, pétrissant rageusement la feuille entre ses doigts.

Lorsqu’elle prit de nouveau la plume, ses traits avaient encore une sorte de frémissement imperceptible, puis ils se figèrent instantanément comme si elle venait d’entrevoir une issue, un rayon de lumière au plus profond de la fosse où elle souffrait depuis des heures, toutes les humiliations et les tortures d’un vaste orgueil à l’agonie.

Elle détacha du bloc un nouveau feuillet, commença d’une écriture plus large, plus régulière, son écriture des grands jours, des jours décisifs de sa dure vie.

«Ma chère enfant, vous recevrez sans doute la visite d’un jeune homme auquel je m’intéresse beaucoup. Je dis sans doute car nous nous sommes quittés un peu brusquement, lui et moi, avant-hier soir, après une conversation pénible. Ce garçon – c’est presque un enfant – vous parlera de moi. Vous jugerez peut-être, dans votre petite sagesse, ma confiance assez mal placée, mais j’ai passé ma vie, vous le savez, à commettre des imprudences et je les ai toujours commises gratuitement. Vous m’avez dégoûtée du mensonge, à peu près pour la même raison que les poètes médiocres nous dégoûtent de la poésie. Mais vous n’avez certainement pas assez d’importance en ce monde pour me donner le goût de la vérité. Mon protégé fera, s’il le juge convenable, ce que je ne me sens pas le courage de faire moi-même. Je me fie à lui en tout, car il ressemble étrangement à ce que j’étais à son âge. S’il n’est déjà pas facile de savoir ce qui se passe dans ces petites têtes-là, il est absolument impossible de prévoir ce qui s’y passera.»

Elle mordit violemment son porte-plume et en travers de la marge jeta, plutôt qu’elle ne la traça, cette menace:

«Il tient votre sort dans ses mains.»

Ses doigts s’étaient mis à trembler si fort que l’écriture était presque indéchiffrable. Elle passa convulsivement la paume sur l’encre fraîche et respira longuement, comme si d’avoir tracé ces lignes, pour elle seule, venait de la délivrer d’une contrainte intolérable.

«Je vous prie d’être bonne envers lui, généreuse même, puisque vous voilà riche… Ne croyez pas avoir affaire à un maître chanteur. Si profondément que vous m’ayez offensée, je ne voudrais pas tirer de vous, ni surtout de votre amant, une vengeance aussi basse. Il me plaît beaucoup seulement de vous laisser, de laisser dans votre vie un être si semblable à moi, d’une race si proche de la mienne, si familière, que je l’ai reconnue du premier coup… Et retenez encore ceci: entre vos mains, il sera inoffensif, comme je l’étais moi-même. Entre vos mains – mon amie – je dis les vôtres.

Ne cherchez pas à lire entre les lignes de cette lettre (c’est la troisième que je commence, et je ne suis pas sûre de me décider à l’envoyer). Ne croyez pas non plus que j’exécute aujourd’hui un dessein dès longtemps médité. Car vous me jugez perfide, alors que je n’ai jamais fait que ce qui m’a plu, dans le moment où cela m’a plu. Au lieu que les perfides sont les martyrs de leur propre perfidie et paient très cher, horriblement cher, le court plaisir savouré dans le moment où ils l’ont conçue. Les masques que j’ai portés, je les ai toujours choisis à ma fantaisie et fût-ce pour sauver ma tête, je ne les eusse pas gardés une minute de trop. Il a fallu bien des circonstances extraordinaires pour que je rencontrasse ce petit compagnon et plus extraordinaires encore pour que j’éprouvasse tout à coup le besoin obscur de lui laisser, avant de disparaître, quelque chose de moi, de me survivre en lui. Que je ne comptasse plus dans votre vie, c’était trop! D’ailleurs je n’avais pas le choix, mon amie. Moi morte, le pauvre enfant tombait entre des mains expertes qui eussent profité de son ignorance même pour lui tirer les vers du nez. Au lieu que prévenu par moi… Ils le scieraient plutôt entre deux planches! Et comme ils ne sauront rien par vous, je suis sûre d’entrer dans la mort, au nez de ces imbéciles, sous un faux visage et sous un faux nom.

«Si je ne vous en dis pas plus long, ce n’est pas pour le vain plaisir de tenir suspendu au-dessus de vos têtes, de vos deux têtes…»

Elle lâcha la plume et jeta la tête en arrière, portant la main à sa gorge, comme si l’air lui eût manqué tout à coup. Un moment, elle tourna et retourna la langue dans sa bouche sèche, sans trouver assez de salive pour mettre fin au terrible spasme de la glotte qui faisait vaciller d’angoisse son regard.

«…une ridicule menace. Si incroyable que cela vous paraisse, je suis aussi ignorante que vous des projets de mon petit compagnon. Notre dernière conversation n’a duré que peu d’instants: il m’a écoutée en silence, et il est parti sans un mot. Je ne l’ai pas revu. J’ai laissé une lettre pour lui, sur ma table, et tout ce que je possédais – un peu plus de sept mille francs. Il a dû trouver cela au réveil. Car j’ai gagné moi-même la gare en pleine nuit, à deux heures du matin – une heure où il arrive aux sages de devenir fous, mais où les fous ne deviennent jamais sages…»

– Madame va rater son train, déclara le garçon magnanime. Je me permets de le dire à Madame, qui veut qu’on lui fiche la paix.

Il prit la monnaie éparse sur la table, et revint à pas lents vers le percolateur, en savourant sa juste revanche.

– Mince de papiers! fit-il tandis que la porte se refermait derrière son étrange cliente. Encore une tapée qu’écrit des pages et des pages à son gigolo qui sait peut-être seulement pas lire.

La minuscule gare de Quincy, pas beaucoup plus grande qu’une maisonnette de garde-barrière, est flanquée d’une rangée de tilleuls assez malingres au pied desquels pousse une herbe rare, grillée dès le printemps, et qui ne retrouve quelque fraîcheur qu’à l’arrière-automne au moment où les brises du nord vont la jaunir de nouveau. À leur vue, la voyageuse solitaire sursauta et parut les compter du regard. Quatre. Quatre Tilleuls… Elle eut un sourire ambigu.

La marchande de journaux traversait la place, poussant devant elle sa voiture.

C’était une de ces vieilles Landaises au visage doré, aux yeux pâles. Elle tendit vers la passante la dernière édition du Courrier de Bayonne que celle-ci prit machinalement, après avoir glissé vingt francs dans la petite main crochue, grasse d’encre. Cette libéralité lui fit souvenir qu’elle ne devait avoir en poche que quelques sous. Elle les jeta un peu plus loin, dans un champ, à la volée. Dès ce moment elle n’avait plus besoin de rien.

Elle fit le geste de jeter aussi le journal, et se ravisa. Tandis qu’elle examinait la feuille encore pliée, le même sourire ambigu reparut sur ses lèvres et y resta longtemps.

Le chemin qu’elle suivait rejoint la route de Pauriac, mais elle tourna délibérément le dos au village et reprit sa marche vers le nord-est, à travers un paysage d’une monotonie écœurante sous un ciel gris. Elle allait d’un pas égal, d’un pas d’homme, et lorsque les maisons de Genoude lui apparurent, à la corne d’une pinède dont les derniers incendies avaient fait une espèce de lande difforme hérissée de troncs noirs, elle regarda l’heure et constata, non sans surprise, qu’elle était en avance de vingt minutes. Détachant la montre de son poignet, elle la lança dans les broussailles, au loin.

Un suprême effort l’amena jusqu’à la ligne de chemin de fer, beaucoup moins proche qu’elle ne l’avait cru, car à la sortie de Genoude, la voie fait une large courbe et elle l’avait longée sans la voir. Elle s’assit sur le remblai, en frissonnant. Depuis l’avant-veille, elle avait peu mangé, point dormi, et la certitude d’atteindre enfin le but la laissait brisée, avec un immense besoin de sommeil. Mais dès qu’elle fermait les yeux pour se donner au moins la brève illusion du repos, les images écartées si péniblement au cours des heures ultimes revenaient vers elle comme des bêtes, si réelles, si vivantes qu’elle eût cru pouvoir les repousser de la main.