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Elle revoyait sa triste enfance, les visages haïs de ses nourrices, toujours changeantes car l’ancienne religieuse sa mère, réduite pour vivre à de médiocres emplois de gouvernante errait de place en place et de ville en ville, poursuivie par la crainte maladive d’être reconnue et démasquée. Cette crainte avait d’ailleurs pris peu à peu le caractère d’une véritable obsession que sa fille partagea bientôt obscurément, par ce mimétisme nerveux si remarquable chez les enfants. De la foi qu’elle avait perdue la malheureuse défroquée n’avait gardé que des habitudes indéracinables, le goût des «foyers chrétiens», une méfiance insurmontable des impies, des mal-pensants. Le service de tels maîtres lui eût paru le comble de la déchéance et leur indulgence dédaigneuse, ou peut-être leur approbation, l’aurait moins humiliée à ses yeux que déclassée, – déclassement, dernier cercle de l’enfer bourgeois, damnation sans recours!… En vain se jurait-elle chaque fois de garder le silence sur son passé. Dès qu’elle avait respiré de nouveau cet air tiède, un peu fade, détendu ses nerfs surmenés, il semblait qu’une force inconnue triomphât de sa volonté, de ses terreurs, et tout à coup, sous le plus futile prétexte, la confidence sortait d’elle-même, aggravée de réticences et de mystère, la parole irréparable, une allusion d’abord discrète, puis plus claire à l’ancienne vie, au paisible paradis perdu. Délivrance précaire, hélas! Car à peine échappée cette part de son secret, elle ne respirait plus que dans la crainte qu’un hasard le révélât tout entier. Alors elle multipliait fébrilement les mensonges, s’acharnait à brouiller sa piste jusqu’au jour où se jugeant prise à son propre piège, elle demandait son compte, et s’enfuyait comme on fonce, traînant à sa suite avec des précautions et des ruses de ravisseuse d’enfant, la petite fille, son remords vivant, dont elle eût été incapable de se séparer tout à fait. Après avoir ainsi connu vingt foyers de hasard – les pauvres maisons paysannes où sa mère allait la visiter en grand mystère – la malheureuse enfant dut courir encore d’école en école jusqu’au jour où – Évangeline avait alors dix-sept ans – l’ancienne religieuse laissa échapper son secret. Elles ne devaient se revoir que dix ans plus tard, à Mégère.

D’un geste machinal, elle éleva son poignet à la hauteur de ses yeux, se rappela soudain qu’elle avait jeté sa montre, et son cœur se serra tandis qu’elle jetait un regard vers l’horizon gris d’où s’élèverait bientôt le panache de fumée qui allait fixer son destin. Mégère!… Au souvenir de l’aventure incroyable, elle eut ce furtif sursaut d’attention qu’éveille en vous le titre d’un livre lu jadis, et qui vous a passionné. Rien de plus. Le meurtre de la vieille dame n’était pour elle, à ce moment, qu’une sorte d’accident presque négligeable, une péripétie sans grand intérêt au regard de ce qui l’avait suivi. Elle n’avait d’ailleurs pas prémédité ce crime, ou si peu. Parmi tant de mensonges, un passage de la lettre qu’elle venait d’écrire n’exprimait que la vérité, si invraisemblable qu’elle fût. C’était réellement Mme Louise qui, désespérant d’arracher à sa maîtresse plus qu’un legs médiocre et banal, avait rêvé de placer sa fille auprès de l’héritière. Ainsi croyait-elle lui assurer pour longtemps, pour toujours peut-être, cette sécurité qu’elle avait poursuivie elle-même sans l’atteindre. Il était peu probable, en effet, que la faible orpheline échappât jamais au pouvoir de la femme audacieuse et lucide qui avait forcé sa solitude. Mais c’est l’héritage lui-même qui avait failli tomber en d’autres mains! L’ancienne religieuse prévenue par l’homme d’affaires même de l’archevêché, principal artisan de l’intrigue, s’était efforcée d’obtenir de sa fille qu’elle tentât, au nom, bien qu’à l’insu, de la petite-nièce, une démarche désespérée dont elle eût pu attendre la réconciliation des deux femmes, si éloignées l’une de l’autre par l’âge, les habitudes, une ignorance réciproque de leur véritable nature et un orgueil démesuré… Le seul hasard avait fait le reste.

Non! elle n’éprouvait décidément aucun remords de ce crime fortuit. L’atroce jalousie qui la déchirait depuis des semaines, depuis que la trahison lui était apparue certaine et qu’était entrée en elle, au plus profond de ses entrailles, la conviction d’avoir à lâcher un jour ou l’autre sa jeune proie, semblait elle-même s’éteindre, faute d’aliment. L’obscure fierté d’avoir joué jusqu’au bout, de jouer au-delà de la mort, un rôle extraordinaire, fait à sa mesure, à la mesure de sa puissance de dissimulation et de mensonge, l’emportait sur tout autre sentiment. Ce rôle, les circonstances le lui avaient imposé sans doute, car s’étant trouvée de nouveau face à face – deux fois dans le même jour – avec l’infortuné prêtre, et reconnue, il ne lui restait pas d’autre chance d’échapper – provisoirement du moins – au désastre où elle eût entraîné sa mère et son amie toujours chérie. Mais enfin, elle avait tenu l’impossible gageure. Et aucun raisonnement n’eût été capable d’abattre en ce moment sa fierté: car elle ignorerait toujours, elle n’aurait pu comprendre, elle n’eût jamais voulu convenir que, croyant tout devoir à son énergie et à sa ruse, elle avait réellement vécu tout éveillée un sinistre cauchemar, où de plus lucides eussent reconnu une à une les images aberrantes nées du remords maternel, cette obsession du prêtre, de ses manières, de son langage qui avait empoisonné tant d’années la conscience bourrelée de l’ancienne religieuse.

Elle descendit du remblai, fit quelques pas, s’assit lentement sur les rails, puis dépliant son journal, l’étendit avec un sourire à la place même où elle allait poser sa tête. Et sa joue se posa comme d’elle-même sur le titre, imprimé en lettres grasses, d’un simple fait divers dont les lecteurs du Courrier de Bayonne prenaient sans doute à la même heure connaissance, mais qu’elle ne devait jamais lire.

ACCIDENT, CRIME, OU SUICIDE?

«On a retrouvé hier dans la Bidassoa, le cadavre défiguré d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années que le courant a sans doute roulé sur une grande distance, et dont on désespère de pouvoir établir l’identité.»

(1935)

Georges Bernanos

Bernanos, Georges (1888-1948), écrivain catholique français dont les romans exaltent le mystère de la foi. Né à Paris, il reçut une éducation traditionnelle et fit des études de lettres et de droit. D'abord journaliste, il dirigea à Rouen un hebdomadaire monarchiste (1913-1914), puis collabora à l'Action française, se livrant à une critique acerbe de la bourgeoisie (thème qu'il développa plus tard dans son pamphlet la Grande Peur des bien-pensants, 1930). Blessé au cours de la Première Guerre mondiale, il se maria à son retour, abandonna son ancienne activité et accepta un emploi dans une compagnie d'assurances à Bar-le-Duc. Parallèlement, il publia un premier roman (Sous le soleil de Satan, 1926), véritable tragédie surnaturelle de la possession où s'opposent, à travers l'évocation de deux destins, le pouvoir de Satan et celui de Dieu. Cette œuvre connut un succès suffisant pour qu'il décide de vivre désormais de sa plume. Bernanos entra alors dans une période de grande fécondité et, après la parution de deux nouveaux récits (l'Imposture, 1928; la Joie, 1929, prix Femina), séjourna à LaBayorre (1931-1934), puis aux Baléares (1934-1937), où il écrivit coup sur coup plusieurs romans (Un crime, 1935; le Journal d'un curé de campagne, 1936; la Nouvelle Histoire de Mouchette, 1937 et Un mauvais rêve, posth., 1950), et où il assista au début de la guerre d'Espagne. D'abord favorable au soulèvement franquiste, il s'éleva bientôt contre la collusion de l'Église avec Franco et, de retour en France, publia les Grands Cimetières sous la lune (1938), "témoignage d'un homme libre", farouchement opposé à "une conception hideuse de l'ordre". Pressentant la tragédie qui s'annonçait en Europe, il s'exila au Brésil en juillet 1938, où il termina la rédaction de Monsieur Ouine (publié en 1946). Rompant définitivement avec Maurras, à qui il reprochait de s'être rallié à Franco (Nous autres Français, 1939), il se consacra désormais exclusivement à des écrits de combats (notamment publiés dans la presse brésilienne, puis recueillis en deux volumes: Lettre aux Anglais, 1946 et les Enfants humiliés, posth., 1949) qui firent de lui un des animateurs spirituels de la Résistance. Rentré en France à la Libération, il poursuivit son œuvre d'essayiste et de journaliste et composa une pièce de théâtre, les Dialogues des carmélites (posth., 1955), dont Francis Poulenc tira un opéra, représenté pour la première fois à Paris en 1957.