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Depuis ce jour, elle avait vécu dans un état voisin de l'hébétude, pleurant toutes les larmes de ses yeux sur son pauvre Jules, malade de fatigue et tourmentée par sa grossesse, vivant avec quelques sous par jour, espérant encore que le père de son amant lui viendrait en aide. Puis, à bout de ressources, elle lui avait écrit une lettre, vivant, l'oreille au guet, dans l'espoir d'une réponse qui n'arriva pas et à laquelle suppléa la visite du terrible vieillard qui la chassait.

Enfin, la chance lui souriait tout de même maintenant un peu; Mme Champagne qu'elle avait connue, en achetant des journaux et de l'encre et en se livrant chez elle à une causette quotidienne, le matin, lorsqu'elle se rendait au marché, consentait à la secourir. Outre qu'elle avait une langue alerte et bien pendue et une grande habitude du monde, songeait Sophie, c'était une femme établie, une commerçante qui avait été réellement mariée. Ce n'était plus une pauvre fille comme elle-même, qu'on pouvait rabrouer parce qu'elle était sans situation honorable, sans défense, que le notaire allait avoir à combattre; sautant d'un extrême à l'autre, du morne accablement au vif espoir, Sophie était certaine que sa misère était sur le point de prendre fin, et Mme Dauriatte, par platitude, exprima tout haut ce que la jeune fille pensait tout bas.

– Votre affaire est dans le sac, ma petite, parce que, voyez-vous, entre gens qui ont des positions convenables, on s'entend toujours; elle ajouta qu'on s'était sans doute exagéré les menaces de ce notaire qui, en raison même de ses richesses qu'elle se figura tout à coup, sans qu'on sût pourquoi, incalculables, ne pouvait pas être un mauvais homme; et, de bonne foi, maintenant, par suite de cette fortune notariale qu'elle évoquait, Mme Dauriatte fut prise d'une immense considération pour ce vieillard qu'elle avait jusqu'alors si durement honni.

De son côté, Mme Champagne ne laissait point que d'éprouver un certain orgueil à l'idée qu'elle parlerait à ce monsieur respectable, qu'elle discuterait en femme du monde avec lui; puis, cette mission l'investissait à ses propres yeux d'une grande importance. Quel sujet de conversation pendant des mois! quel prestige dans le quartier qui louerait son bon cœur, vanterait son ingéniosité diplomatique, clabauderait à perte de vue sur son comme il faut! Elle se perdait dans ce rêve, souriait béatement, apprêtant déjà sur sa bouche, pour le lendemain, d'heureux effets de cul de poule.

– Il n'est pas décoré? dit-elle tout à coup à Sophie. La jeune fille ne se rappela pas avoir vu du rouge sur l'habit de cet homme. La papetière en fut fâchée, car l'entrevue eût été plus auguste, mais elle se consola, en se répétant que, jamais dans sa vie, pareille occasion ne s'était présentée de montrer ainsi ses talents et de déployer ses grâces.

À la tristesse du premier moment avait succédé dans la boutique une expansion de joie.-Allons, un petit verre, ma belle, proposa Mme Champagne à Sophie.-Et vous? ma chère, dit-elle à Mme Dauriatte. Celle-ci ne se fit pas prier; elle tendit sa tasse, ne la retirant point, espérant peut-être qu'on la remplirait jusqu'au bord; mais la papetière lui versa la valeur d'un dé à coudre, et elles trinquèrent toutes les trois, se souhaitant ensemble longue santé et heureuse chance.

Quand l'heure vint de clore les volets, Sophie réconfortée, presque tranquille après tant de sursauts, ne doutait plus du succès de l'entreprise, supputait déjà le chiffre de la somme qu'elle obtiendrait et, d'avance, la divisait en plusieurs parts: tant pour la sage-femme, tant pour la nourrice, tant pour elle-même, en attendant qu'elle se procurât une place.

– Tu feras bien de mettre aussi un peu de côté pour les cas imprévus, recommanda sagement Mme Champagne, et elles rirent, pensant que la vie avait du bon; Titi, le chien, que cette joie électrisait, jappa, sauta ainsi qu'un cabri sur la table, accrut encore l'hilarité, en balayant avec le plumeau de sa queue la face réjouie des trois femmes.

– Une idée! s'exclama subitement Mme Dauriatte.

Elle se leva, chercha un vieux jeu de cartes et commença une réussite.-Tu vas voir, ma fille, que demain t'auras de la veine; coupe, non, de la main gauche, parce que tu n'es pas mariée.-Et elle tirait trois cartes à la fois, examinait si deux d'entre elles appartenaient à la même série et, dans ce cas, gardait et rangeait sur la table celle qui était la plus rapprochée de son pouce.

– T'es la dame de trèfle, vois-tu, car t'es brune, et la dame de pique est bien brune aussi, mais elle ne peut être qu'une veuve ou qu'une méchante femme; ce qui ne serait pas vrai pour toi.

Elle épuisa de la sorte, trois fois, le jeu de trente-deux cartes, en rejetant une partie, dans sa jupe, à chaque coup; il restait sur la table dix-sept cartes, l'indispensable nombre impair; et elle comptait maintenant avec ses doigts, allant, de droite à gauche, à partir de son héroïne, la dame de trèfle; une, deux, trois, quatre, cinq, s'arrêtant sur cette dernière carte. Un neuf de trèfle! s'écria-t-elle triomphalement, c'est de l'argent. Une, deux, trois, quatre, cinq, qui sera donné par ce Roi, un homme sérieux. Un, deux, trois, quatre, cinq…

– Six! levez la chemise; sept, huit, neuf, tapez comme un bœuf! ajouta Mme Champagne.

Mais, toute entière à sa réussite, Mme Dauriatte ne daigna point relever cette puérile interruption.

– Cinq! reprit-elle, un neuf de carreau, c'est des papiers, à côté de ce Roi de trèfle, qui est un homme de loi. Ça y est! Tu peux dormir en paix sur tes deux oreilles, ton sort est bon.

– Et demain, il fera jour, jeta Mme Champagne qui rafla toutes les cartes d'un tour de main; allons coucher, car il faudra être prête de bonne heure! Elle serra la main de Mme Dauriatte qui promit de la remplacer aussitôt qu'on ouvrirait la boutique, et, embrassant Sophie sur les deux joues, elle lui recommanda de nettoyer son ménage, de s'habiller, de se mettre sous les armes, dès le matin. Elle-même, émue comme à la veille d'une partie de fête, songea qu'elle s'ornerait de tous ses bijoux, qu'elle revêtirait sa robe d'apparat, afin d'être à la hauteur des circonstances et d'en imposer à ce notaire qui ne pourrait certainement qu'être flatté de trouver une telle compagnie disposée à le recevoir.

V

À son âge!-Avoir été la dupe d'une fille racolée chez Peters! Me Le Ponsart regrettait sa méprise, cette poussée incompréhensible, ce mouvement irraisonné qui l'avait, en quelque sorte, forcé à offrir des consommations à cette femme et à l'accompagner jusque chez elle.

Il n'avait pourtant eu la tête égayée par aucun vin; cette drôlesse était venue se placer à sa table, avait causé avec lui de choses et autres, non sans qu'il l'eût loyalement prévenue qu'elle perdait son temps; puis des messieurs étaient entrés qui l'avaient saluée et auxquels elle avait tendu la main et parlé bas. De ce fait sans importance était peut-être issue, souterrainement, l'instinctive résolution de la posséder; peut-être y avait-il eu là une question de préséance, un entêtement d'homme arrivé le premier et tenant à conserver sa place, un certain dépit de se trouver en concurrence avec des gens plus jeunes, un certain amour-propre de vieux barbon sollicitant de la fille, à prix même supérieur, une quasi-préférence;-mais non, rien de tout cela n'était vrai; il y avait eu une impulsion irrésistible, un agissement indépendant de sa volonté, car il n'était féru d'aucun désir charnel et le physique même de cette femme ne répondait à aucun de ses souhaits; d'autre part, le temps était sec et froid, et Me Le Ponsart ne pouvait invoquer à l'appui de sa lâcheté l'influence de ces chaleurs lourdes ou de ces ciels mous et pluvieux qui énervent l'homme et le livrent presque sans défense aux femmes en chasse. Tout bien considéré, cette aventure demeurait incompréhensible.