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Cette douche d'histoires endormit la papetière que les émotions avaient brisée; une cliente qui marchanda des plumes la réveilla.

Elle s'étira et songea au dîner; l'heure s'avançait; on convint que Mme Dauriatte irait chercher aux «Dix-huit Marmites,» une gargote située rue du Dragon, près de la Croix-Rouge, deux potages et deux parts de gigot, pour trois.-Je vais moudre le café, tandis que vous achèterez des provisions, conclut Mme Champagne, et pendant ce temps Sophie mettra le couvert.

Vingt minutes après, elles étaient installées dans l'arrière-boutique, exclusivement meublée d'une table ronde, d'une fontaine, d'un petit fourneau et de trois chaises.

Sophie ne pouvait avaler; les morceaux lui bouchaient la gorge.

– Allons, ma belle, disait Mme Dauriatte, qui mangeait ainsi qu'un ogre, il faut vous forcer un peu.

Mais la jeune fille secouait la tête, donnant à Titi, le petit chien-loup de la papetière, la viande qui se figeait dans son assiette.

Et comme Mme Dauriatte insistait:-Laissez-la, le chagrin nourrit, attesta judicieusement Mme Champagne qui n'ayant, elle aussi, ce soir-là, aucun appétit, s'alimentait du moins avec des verres d'un liquide rouge.

Mme Dauriatte opina du bonnet, mais ne souffla mot, car elle avait des joues telles que des balles; et des rigoles de jus serpentaient jusqu'à son menton, tant elle se hâtait à torcher les plats.

– Voyons maintenant, fit la papetière qui éteignit sa lampe à esprit de bois et versa l'eau chaude sur le café,-voyons, parlons peu, mais parlons bien: Sophie, comment allez-vous faire demain?

La jeune fille eut un geste douloureux d'épaules.

– Il faudrait peut-être aller voir le propriétaire, hasarda Mme Champagne, et lui demander un répit de quelques jours.

– Oh! c'est des bourgeois! ils s'entendent toujours entre eux contre le pauvre monde! laissa échapper, dans une confuse lueur de bon sens, Mme Dauriatte.

– Le fait est que le vieux lui a certainement rendu visite, afin de pouvoir emporter demain les meubles, murmura Mme Champagne; il est même bien capable de lui avoir donné de l'argent pour qu'il vous expulse.-Oh! les sans-cœur!-Eh bien, moi, c'est égal, je m'empêcherais, malgré toutes leurs lois, d'être ainsi fichue dehors; non, vrai, là, ils seraient trop contents!

Elle s'arrêta net, regardant Sophie qui buvait son café, goutte à goutte, avec sa petit cuiller, et elle s'écria:

– Bois pas comme ça, ma fille, ça donne des vents!

– Puis elle demeura, pendant une seconde, absorbée, cherchant à relier le fil de ses idées interrompu par ce conseil; n'y parvenant pas:-Suffit, reprit-elle; ce que je voulais te dire, en somme, c'est que quand il y en a pour deux, il en a pour trois; j'ai pas le sou, ma fille, mais ça ne fait rien; si l'on te chasse, tu viendras ici et t'auras, en attendant, le vivre et la niche.

Soudain une nouvelle idée lui germa dans la cervelle.

– Tiens mais… comme tu n'es pas très débrouillarde, si demain c'était moi qui parlais à ta place au grand-père de Jules; peut-être qu'en le raisonnant j'obtiendrais qu'il t'indemnise.

Sophie accepta avec empressement.

– Ah! madame Champagne, que vous êtes donc bonne, fit-elle, en l'embrassant; moi, toute seule, je ne m'en serais jamais tirée.

Ce fut dans la sombreur de sa détresse un jet de lumière. Persuadée de la haute intelligence de la papetière, convaincue de sa parfaite éducation, elle n'hésitait pas à croire que sa présence lui serait préventive et propice; elle se rendait justice à elle-même, s'avouait peu compréhensive, peu adroite. Quand elle avait quitté son pays, un petit village près de Beauvais, elle ne savait rien, n'avait reçu aucune éducation de ses père et mère qui la rouaient simplement de coups. Son histoire était des plus banales. Traquée par le fils d'un riche fermier et lâchée aussitôt après le carnage saignant d'un viol, elle avait été à moitié assommée par son père qui lui reprochait de n'avoir pas su se faire épouser; elle s'était enfuie et s'était placée, en qualité de bonne d'enfant, à Paris, dans une famille bourgeoise qui la laissait à peu près crever de faim.

Par hasard Jules la rencontra; il s'amouracha de cette belle fille fraîche, qui témoignait, à défaut d'éducation, d'un caractère aimant et d'un certain tact. Habituée aux rebuffades, elle s'éprit à son tour de ce jeune homme timide et un peu gauche qui la dorlotait au lieu de la commander; joyeusement, elle accepta la proposition de vivre avec lui. Leur ménage n'avait cessé d'être heureux; elle, attentive à plaire à son amant, se dégrossissait, abandonnait peu à peu la quiétude de ses pataquès, savait à propos se taire; lui, qui détestait les bals, les cafés, les filles délurées devant lesquelles il perdait toute contenance, était satisfait de rester dans sa chambre près d'une femme dont la douceur un peu moutonnière l'enhardissait, en le mettant à l'aise; puis le jour était venu où elle s'était sentie enceinte, et l'enfant avait été bravement accepté par Jules, flatté à son âge de contracter déjà de sérieuses charges.

Tout à coup, sans qu'on sût comment, le jeune homme était tombé gravement malade. Alors le gai train-train de la vie commune avait cessé. En sus des inquiétudes, des tourments que lui inspirait cette maladie, la probable arrivée du père de Jules l'épouvantait. Elle s'était ingéniée à retarder sinon à parer cette menace; comme son amant envoyait toujours son linge sale, en caisse, chez son père, elle avait dû porter les chaussettes et les chemises empesées d'homme pour les salir avant de les expédier à la campagne; ce subterfuge avait d'abord réussi, mais bientôt M. Lambois, surpris de ne plus recevoir de lettres régulières de son fils, s'était plaint; le malade avait réuni ses forces pour gribouiller quelques lignes dont la divaguante incertitude changeait en alarme l'étonnement du père; d'autre part, le médecin, jugeant son client perdu, avait cru nécessaire de prévenir la famille, et M. Lambois était aussitôt arrivé.

Elle s'était renfermée dans la cuisine, se bornant à un rôle effacé de bonne, préparant les tisanes, ne desserrant pas les lèvres, affectant, malgré les sanglots qui lui montaient dans la gorge, l'indifférence d'une domestique contemporaine devant le moribond qu'elle mangeait de caresses, dès que le père retournait à son hôtel.

Mais, si bonasse, si simple qu'elle fût, elle comprenait bien, tout en ignorant les aveux et les recommandations du médecin au père, que celui-ci n'était point dupe de son manège. Au reste, mille détails trahissaient le concubinage dans ce logement: le matelas enlevé du lit et installé sur le parquet de la salle à manger, le logis dénué de chambre de bonne, l'unique cuvette, les deux brosses à dents dans le même verre, le seul pot de pommade, en permanence sur la toilette. Elle avait eu la précaution d'enlever ses robes de l'armoire à glace; mais elle n'avait d'abord pas songé aux autres indices, tant cette subite arrivée du père lui troublait la tête; peu à peu, elle s'aperçut de ces oublis, s'efforça, dans sa maladresse, de cacher les objets compromettants, ne s'imaginant pas qu'elle eût dissipé, par ce soin même, les derniers doutes de M. Lambois.

Lui, avait été on ne peut plus digne. Il acceptait les soins de Sophie, se faisait, économiquement, préparer son dîner par elle, et il daignait même la complimenter de certains plats.

Jamais, il n'avait lancé une allusion au rôle joué par cette femme; après la mort de son fils seulement, il permit d'entendre qu'il connaissait la vérité, car il remit à Sophie une photographie d'elle qu'il avait trouvée dans l'un des tiroirs entrebâillés du bureau, en lui disant: Mademoiselle, je vous restitue ce portrait dont la place ne saurait plus être désormais dans ce meuble.-Et, dans le tracas d'un enterrement, d'un transport de corps en province, il l'avait en quelque sorte oubliée, ne lui envoyant ni argent, ni nouvelles.