Tout à coup, sans qu'on sût comment, le jeune homme était tombé gravement malade. Alors le gai train-train de la vie commune avait cessé. En sus des inquiétudes, des tourments que lui inspirait cette maladie, la probable arrivée du père de Jules l'épouvantait. Elle s'était ingéniée à retarder sinon à parer cette menace; comme son amant envoyait toujours son linge sale, en caisse, chez son père, elle avait dû porter les chaussettes et les chemises empesées d'homme pour les salir avant de les expédier à la campagne; ce subterfuge avait d'abord réussi, mais bientôt M. Lambois, surpris de ne plus recevoir de lettres régulières de son fils, s'était plaint; le malade avait réuni ses forces pour gribouiller quelques lignes dont la divaguante incertitude changeait en alarme l'étonnement du père; d'autre part, le médecin, jugeant son client perdu, avait cru nécessaire de prévenir la famille, et M. Lambois était aussitôt arrivé.
Elle s'était renfermée dans la cuisine, se bornant à un rôle effacé de bonne, préparant les tisanes, ne desserrant pas les lèvres, affectant, malgré les sanglots qui lui montaient dans la gorge, l'indifférence d'une domestique contemporaine devant le moribond qu'elle mangeait de caresses, dès que le père retournait à son hôtel.
Mais, si bonasse, si simple qu'elle fût, elle comprenait bien, tout en ignorant les aveux et les recommandations du médecin au père, que celui-ci n'était point dupe de son manège. Au reste, mille détails trahissaient le concubinage dans ce logement: le matelas enlevé du lit et installé sur le parquet de la salle à manger, le logis dénué de chambre de bonne, l'unique cuvette, les deux brosses à dents dans le même verre, le seul pot de pommade, en permanence sur la toilette. Elle avait eu la précaution d'enlever ses robes de l'armoire à glace; mais elle n'avait d'abord pas songé aux autres indices, tant cette subite arrivée du père lui troublait la tête; peu à peu, elle s'aperçut de ces oublis, s'efforça, dans sa maladresse, de cacher les objets compromettants, ne s'imaginant pas qu'elle eût dissipé, par ce soin même, les derniers doutes de M. Lambois.
Lui, avait été on ne peut plus digne. Il acceptait les soins de Sophie, se faisait, économiquement, préparer son dîner par elle, et il daignait même la complimenter de certains plats.
Jamais, il n'avait lancé une allusion au rôle joué par cette femme; après la mort de son fils seulement, il permit d'entendre qu'il connaissait la vérité, car il remit à Sophie une photographie d'elle qu'il avait trouvée dans l'un des tiroirs entrebâillés du bureau, en lui disant: Mademoiselle, je vous restitue ce portrait dont la place ne saurait plus être désormais dans ce meuble.-Et, dans le tracas d'un enterrement, d'un transport de corps en province, il l'avait en quelque sorte oubliée, ne lui envoyant ni argent, ni nouvelles.
Depuis ce jour, elle avait vécu dans un état voisin de l'hébétude, pleurant toutes les larmes de ses yeux sur son pauvre Jules, malade de fatigue et tourmentée par sa grossesse, vivant avec quelques sous par jour, espérant encore que le père de son amant lui viendrait en aide. Puis, à bout de ressources, elle lui avait écrit une lettre, vivant, l'oreille au guet, dans l'espoir d'une réponse qui n'arriva pas et à laquelle suppléa la visite du terrible vieillard qui la chassait.
Enfin, la chance lui souriait tout de même maintenant un peu; Mme Champagne qu'elle avait connue, en achetant des journaux et de l'encre et en se livrant chez elle à une causette quotidienne, le matin, lorsqu'elle se rendait au marché, consentait à la secourir. Outre qu'elle avait une langue alerte et bien pendue et une grande habitude du monde, songeait Sophie, c'était une femme établie, une commerçante qui avait été réellement mariée. Ce n'était plus une pauvre fille comme elle-même, qu'on pouvait rabrouer parce qu'elle était sans situation honorable, sans défense, que le notaire allait avoir à combattre; sautant d'un extrême à l'autre, du morne accablement au vif espoir, Sophie était certaine que sa misère était sur le point de prendre fin, et Mme Dauriatte, par platitude, exprima tout haut ce que la jeune fille pensait tout bas.
– Votre affaire est dans le sac, ma petite, parce que, voyez-vous, entre gens qui ont des positions convenables, on s'entend toujours; elle ajouta qu'on s'était sans doute exagéré les menaces de ce notaire qui, en raison même de ses richesses qu'elle se figura tout à coup, sans qu'on sût pourquoi, incalculables, ne pouvait pas être un mauvais homme; et, de bonne foi, maintenant, par suite de cette fortune notariale qu'elle évoquait, Mme Dauriatte fut prise d'une immense considération pour ce vieillard qu'elle avait jusqu'alors si durement honni.
De son côté, Mme Champagne ne laissait point que d'éprouver un certain orgueil à l'idée qu'elle parlerait à ce monsieur respectable, qu'elle discuterait en femme du monde avec lui; puis, cette mission l'investissait à ses propres yeux d'une grande importance. Quel sujet de conversation pendant des mois! quel prestige dans le quartier qui louerait son bon cœur, vanterait son ingéniosité diplomatique, clabauderait à perte de vue sur son comme il faut! Elle se perdait dans ce rêve, souriait béatement, apprêtant déjà sur sa bouche, pour le lendemain, d'heureux effets de cul de poule.
– Il n'est pas décoré? dit-elle tout à coup à Sophie. La jeune fille ne se rappela pas avoir vu du rouge sur l'habit de cet homme. La papetière en fut fâchée, car l'entrevue eût été plus auguste, mais elle se consola, en se répétant que, jamais dans sa vie, pareille occasion ne s'était présentée de montrer ainsi ses talents et de déployer ses grâces.
À la tristesse du premier moment avait succédé dans la boutique une expansion de joie.-Allons, un petit verre, ma belle, proposa Mme Champagne à Sophie.-Et vous? ma chère, dit-elle à Mme Dauriatte. Celle-ci ne se fit pas prier; elle tendit sa tasse, ne la retirant point, espérant peut-être qu'on la remplirait jusqu'au bord; mais la papetière lui versa la valeur d'un dé à coudre, et elles trinquèrent toutes les trois, se souhaitant ensemble longue santé et heureuse chance.
Quand l'heure vint de clore les volets, Sophie réconfortée, presque tranquille après tant de sursauts, ne doutait plus du succès de l'entreprise, supputait déjà le chiffre de la somme qu'elle obtiendrait et, d'avance, la divisait en plusieurs parts: tant pour la sage-femme, tant pour la nourrice, tant pour elle-même, en attendant qu'elle se procurât une place.
– Tu feras bien de mettre aussi un peu de côté pour les cas imprévus, recommanda sagement Mme Champagne, et elles rirent, pensant que la vie avait du bon; Titi, le chien, que cette joie électrisait, jappa, sauta ainsi qu'un cabri sur la table, accrut encore l'hilarité, en balayant avec le plumeau de sa queue la face réjouie des trois femmes.