La papetière s'était presque évanouie, en lui voyant ainsi broyer le vulcanite, le faux ivoire, les attaches, tout l'appareil. Depuis ce moment, elle pinçait les lèvres de peur de laisser voir les brèches de sa mâchoire, parlait en crachotant de côté, était anéantie par cette idée fixe qu'elle n'avait pas l'argent nécessaire pour combler ses trous. Cette absorbante préoccupation à laquelle se joignait la peur de montrer au notaire les créneaux pratiqués dans ses gencives paralysait ses facultés, la rendait idiote.
La sécheresse de ce vieillard, son verbe impérieux, le mépris dans lequel il ne cessait de la tenir malgré ses frais de toilette achevèrent de la glacer, d'autant qu'elle n'avait même pas douté, un seul instant d'un accueil sympathique, d'une discussion aimable, d'un assaut de courtoisies réciproques.
– Vous m'avez compris, n'est-ce pas? ajouta Me Le Ponsart, s'adressant à Sophie interdite.
Elle éclata en sanglots et Mme Champagne, bouleversée, oublia sa bouche, se précipita vers la jeune fille qu'elle embrassa, en la consolant avec des larmes.
Cette explosion crispa le notaire; mais il eut soudain un sourire de triomphe: des pas de rouliers ébranlaient enfin les marches, au-dehors. Un coup de poing s'abattit sur la porte qui roula ainsi qu'un tambour.
Le notaire ouvrit; des déménageurs déjà ivres emplirent les pièces.
– Tiens, dit l'un, v'la la bourgeoise qui tourne de l'œil.
– Bien, vrai, je ne sais pas si elle est pleine, fit un autre, en lui regardant le ventre, et il s'avança, l'œil gai, pour prendre dans ses bras Sophie qui s'affaissait sur une chaise.
Mme Champagne écarta d'un geste ces pandours.
– De l'eau! de l'eau! cria-t-elle, affolée, tournant sur elle-même.
– Ne vous occupez pas de cela et dépêchons, dit Me Le Ponsart aux hommes;-je me charge de Mademoiselle; et pas de comédie, n'est-ce pas? fit-il, marchant, exaspéré sur la papetière dont il pétrit nerveusement le bras;-allons, triez ses affaires et vite, ou moi j'emballe, au hasard, le tout sans plus tarder.
Et il décrocha, lui-même, des jupons et des camisoles pendus à une patère et les jeta dans un coin, tandis que Mme Champagne finissait de frotter, en pleurant les tempes de la jeune fille.
Celle-ci revint à elle et alors, pendant que les hommes emportaient les meubles, sous l'œil vigilant du notaire qui surveillait maintenant la descente, Mme Champagne comprenant que la partie était perdue, tenta de sauver la dernière carte.
Monsieur, dit-elle, rejoignant Me Le Ponsart sur le palier, un mot, s'il vous plaît.
– Soit.
– Monsieur, puisque vous êtes sans pitié pour Sophie qui s'est tuée à soigner votre petit-fils, dit-elle d'une voix suppliante et basse, laissez-moi au moins faire appel à votre esprit de justice. Si vous voulez, ainsi que vous le dites, considérer Sophie comme une bonne, pensez alors qu'elle n'a pas touché de gages tant qu'elle a été chez M. Jules, et payez-lui les mois qu'elle a passés chez lui, afin qu'elle puisse accoucher chez une sage-femme et mettre l'enfant en nourrice.
Le notaire eut un haut-le-corps; puis un rire narquois lui rida la bouche.
– Madame, fit-il, avec un salut cérémonieux, je suis au désespoir de ne pouvoir accueillir la requête que vous m'adressez; et cela, mon Dieu, par une raison bien simple: c'est que vous ne ferez croire à personne qu'une bonne soit restée dans une maison où son maître ne la payait pas. Mademoiselle a donc, selon moi, par ce fait seul qu'elle n'a pas quitté sa place, incontestablement touché, chaque mois, son dû; j'ajouterai qu'on ne demande pas de reçus à une bonne, et que, par conséquent, de l'absence de ces reçus, l'on ne saurait inférer que Mademoiselle demeure créancière de la succession de M. Jules. J'en reviens donc, et pour la dernière fois, Madame, car je suis las à la fin de répéter toujours la même chose, à inviter Mlle Sophie à liquider sa situation, en signant, par dérogation cependant à la règle que j'ai posée, le présent reçu. En échange, je lui paierai la somme à laquelle je veux bien admettre qu'elle ait droit.
– Mais c'est une infamie, Monsieur, une lâcheté, un vol, s'écria Mme Champagne, jetée hors d'elle.
Me Le Ponsart pirouetta et lui tourna le dos, sans même daigner répondre à ces violences.
– Quant à vous, fichez-moi la paix, dit-il, sur le palier, aux déménageurs qui tentaient de lui carotter un nouveau litre; et il rentra dans le logis, l'œil froncé, les mains derrière le dos.
Une sourde colère l'agitait; l'intrusion de la papetière dans une question où elle n'avait, suivant lui, aucun motif de s'immiscer, avait enforci ses résolutions sur lesquelles appuyaient encore la hâte d'en finir, l'envie de quitter ce Paris qui lui était, depuis la veille, odieux, le désir de regagner au plus vite son chez soi, par un train de nuit. Puis, il s'entêtait à ne pas dépasser ce chiffre de cinquante francs qu'il avait fixé comme maximum à M. Lambois; il se faisait un point d'honneur de justifier ses prévisions, de montrer, une fois de plus, combien il était un homme précis quand il s'agissait d'affaires; cette économie lui semblait aussi une juste compensation de ses prodigalités de l'autre soir; aux femmes, après tout, à s'arranger entre elles! Enfin la rapacité des déménageurs l'avait outré; chacun voulait tirer à boulets rouges sur sa bourse; eh bien, personne ne l'atteindrait et personne n'aurait rien! Ces motifs qui s'entassaient dans son esprit et se consolidaient les uns les autres, rendaient vaines les supplications et les rages de Mme Champagne qui, aussitôt que Me Le Ponsart revint dans la pièce, perdit toute mesure et ne risquant plus de gâter une cause déjà jugée, passa aux menaces.
– Oui, Monsieur, oui, dit-elle, en sifflant des dents, j'irai, moi-même, dans votre pays, quand je devrais faire la route à pied, et je chambarderai tout, vous m'entendez bien!-Je vous porterai l'enfant, je dirai partout ce qui en est; je dirai que vous n'avez même pas eu le cœur de le faire venir au monde, cet enfant-là…
– Ta, ta, ta, interrompit le notaire qui ouvrit son portefeuille, le cas était prévu. Voici une assignation du commissaire de police qui invite Mademoiselle à comparoir devant lui; un mot de plus, j'use de ce papier, et je vous promets que Mademoiselle restera, si elle veut bouger de Paris, tranquille; quant à vous, ma chère dame, je vais être obligé de vous faire assigner également par ce magistrat qui vous mettra à la raison, je vous le jure, si vous continuez de divaguer de la sorte. Au reste, venez à Beauchamp, si le cœur vous en dit; je me charge, dès votre arrivée, de vous faire coffrer et vite…
– Oh! la crapule! a-t-il du vice! murmura Mme Champagne qui aperçut, épouvantée, des enfilades de cachots sombres, les rats, le pain noir et la cruche de Latude, tout un lamentable décor de mélodrame.
Satisfait de son petit coup de théâtre, Me Le Ponsart descendit dans la cour où l'on chargeait les derniers meubles; puis, lorsque tout fut bien en ordre, il invita le concierge à le suivre et remonta les quatre étages.
– Ah, ah! nous nous décidons enfin, dit-il, voyant Mme Champagne qui trempait une plume dans un encrier et la tendait à Sophie.
Et tandis que les mains tremblantes des deux femmes s'unissaient pour dessiner un vague paraphe, au bas du papier, Me Le Ponsart fit signe au concierge de ficeler les frusques éparses de la femme, et lui-même prit et serra ce récépissé dans lequel Sophie déclarait avoir servi comme bonne chez M. Jules Lambois, affirmait avoir reçu le montant intégral de ses gages, attestait ne plus avoir droit à aucune somme.