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Il en savait quelque chose, Me Le Ponsart, dont le tempérament sanguin et la large encolure n'avaient pu s'amoindrir avec l'âge. La vue avait bien baissé, après la soixantaine, mais le corps était demeuré vert et droit; depuis la mort de sa femme, il souffrait de migraines, de menaces de congestion que le médecin n'hésitait pas à attribuer à cette perpétuelle continence qu'il devait garder à Beauchamp.

La soixante-cinquième année était sonnée et des désirs de paillardise l'assiégeaient encore; après avoir eu, pendant sa jeunesse et son âge mur, un robuste appétit qui lui permettait de contenter sa faim, plus par le nombre des plats que par leur succulence, des tendances de gourmets lui étaient venues avec l'âge; mais, ici encore, la province avait façonné ses goûts à son image; ses aspirations vers l'élégance étaient celles d'un homme éloigné de Paris, d'un paysan riche, d'un parvenu qui achète du toc, veut du clinquant, s'éblouit devant les velours voyants et les gros ors.

Tout en sirotant sa demi-tasse, il évoquait maintenant comme à Beauchamp, alors qu'il digérait, assis à son bureau, devant un horizon de cartons verts, ces raffinements particuliers qui le hantaient et qui dérivaient tous de cette «Vie Parisienne» qu'il recevait et lisait ainsi qu'un bréviaire, en la méditant. Elle lui ouvrait une perspective de chic qui lui semblait d'autant plus désirable que sa jeunesse à Paris n'avait été ni assez inventive ni assez riche pour l'approcher. Il eût néanmoins hésité à vérifier ces opulences en s'y mêlant car, malgré ses convoitises, l'avarice native de sa race le détournait de tels achats; il se bornait à se susciter un idéal qu'il consentait à croire inaccessible, à souhaiter simplement de le frôler, si faire se pouvait, pour le moins cher et dans les conditions les moins humiliantes possibles, car le bon sens du vieillard précis, du notaire, refrénait cette poésie de lieux publics, en s'avouant très franchement que l'âge n'était plus où il pouvait espérer de plaire aux femmes. Sans doute, après le carême qu'il observait à Beauchamp, Me Le Ponsart se croyait encore en mesure de faire honneur au repas, pour peu qu'il fût précédé de caresses apéritives et disposé sur une nappe blanche dans un service encore jeune, sans fêlures ni rides; mais il savait, par expérience aussi, qu'il se trouverait forcément en face d'une invitée qui ne mangerait que du bout des lèvres et à laquelle son appétit ne communiquerait nulle fringale.

Ces pensées lui revenaient surtout depuis qu'il était à Paris, seul, à l'abri des regards d'une petite ville, libre de ses actes, le porte-monnaie bien garni, la tête un peu échauffée par du faux bordeaux.

Il avait lu le dernier numéro de la «Vie Parisienne» et tout, depuis les histoires pralinées et les dessins dévêtus des premières pages jusqu'aux boniments des annonces, l'enthousiasmait.

Certes, les articles célébrant sans relâche les victoires de la cavalerie et les défaites des grandes dames l'exaltaient, bien qu'il doutât un peu que le faubourg Saint-Germain polissonnât de la sorte: mais, plus que ces sornettes dont l'invraisemblance le frappait, la réclame, précise, nette, isolée du milieu mensonger d'un conte, était pour lui ductile au rêve. Quoiqu'il fît la part de l'exagération nécessitée par les besoins de la vente, il demeurait cependant surpris et chatouillé par l'imperturbable assurance de l'annonce vantant un produit qui existait, qu'on achetait, un produit qui n'était pas, en somme, une invention de journaliste, un canard imaginé en vue d'un article.

Ainsi, tout en l'amenant à sourire, le lait Mamilla suggérait aussitôt devant ses yeux le délicieux spectacle d'une gorge rebondie à point; l'incrédulité même qu'il pouvait ressentir, en y réfléchissant, pour les bienfaits si vivement affirmés de cette mixture, aidait à l'emporter dans un plaisant vagabondage, car il lisait distinctement entre les lignes de la réclame la façon non écrite d'employer ce lait, voyait l'opération en train de s'accomplir, la gorge tirée de la chemise, doucement frottée, et la nudité de ces seins forcément plats accélérait encore ses songeries, le menant, par des degrés intermédiaires d'embonpoint, à ces nainais énormes que ses mains chargées aimaient à tenir.

Sa vieille âme gavée de procédure, saturée des joies de l'épargne, se détendait dans ce bain imaginatif où elle trempait, dans ce lavabo de journal où s'étalaient des rayons de parfumerie dont les étiquettes chantaient sur un ton lyrique les discutables hosannas des peaux réparées et revernies, des fronts délivrés de rides, des nez affranchis de tannes!

Je n'étais décidément pas fait pour vivre en popote, au fond d'une province, soupirait maintenant Me Le Ponsart, ébloui par ce défilé d'élégances qui se succédaient dans sa cervelle;-et il sourit, flatté au fond de constater, une fois de plus, qu'il possédait une âme de poète;-puis, l'association des idées le conduisit, à propos de femmes, à penser à celle qui était la cause de son voyage.-Je suis curieux de voir la péronnelle, se dit-il; si j'en crois Lambois, ce serait une appétissante gaillarde, aux yeux fauves, une brune grasse; eh, eh! cela prouverait que Jules avait bon goût. Il essaya de se la figurer, créant de la sorte, au détriment de la véritable femme qu'il devait fatalement trouver inférieure à celle qu'il imaginait, une superbe drôlesse dont il détailla les charmes dodus en frissonnant.

Mais cette délectation spirituelle s'émoussa et il reprit son calme. Il consulta sa montre: l'heure n'étant pas encore venue de visiter la femme de son petit-fils, il pria le garçon de lui apporter des journaux; il les parcourut sans intérêt.-Despotiquement, la femme revenait à la charge, culbutait sa volonté de se plonger dans la politique, restait, seule, implantée dans son cerveau et devant ses yeux.

Il s'estima lui-même ridicule, hocha la tête, regarda le café pour se distraire, puis il chercha en l'air les traces des tuyaux chargés d'amener le gaz dans d'étonnants lustres à pendeloques qui descendaient du plafond culotté comme l'écume d'une vieille pipe, s'amusa à énumérer les cuillers, disposées en éventail, dans une urne de maillechort, sur le comptoir; pour varier ses plaisirs il contempla, par les vitres, le jardin qui s'étendait presque désert, à cette heure, avec ses quelques statues lépreuses, ses kiosques bigarrés, et ses allées plantées d'arbres, aux troncs biscornus, frottés de vert; au loin, un petit jet d'eau s'élevait au-dessus d'une soucoupe, pareil à l'aigrette d'un coloneclass="underline" cela ressemblait à l'un de ces jardins de boîtes à joujoux qui sentent toujours le sapin et la colle, à un jouet défraîchi de jour de l'an, serré, de même que dans une grande boîte à dominos sans couvercle, entre les quatre murs de maisons pareilles.

Ce spectacle le lassa vite; il revint à l'intérieur du café: lui aussi, était à peu près vide; deux étrangers fumaient; trois messieurs disparaissaient derrière des journaux ouverts, ne montrant que des mains sur le papier et sous la table des pantalons d'où sortaient des pieds; un garçon bâillait sur une chaise, la serviette sur l'épaule, et la dame du café balançait des comptes. Le vague relent de Restauration mélangée de Louis-Philippe que dégageait cet endroit plus à Me Le Ponsart. L'âme de la vieille garde nationale, en bonnet à poils et en culotte blanche, semblait revenir dans cette armoire ronde et vitrée où les étrangers et les provinciaux qui s'y désaltéraient d'habitude ne laissaient aucune émanation d'eux, aucune trace. Il se décida pourtant à partir; le temps était sec et froid; ses obsessions se dissipèrent; le notaire ressortait maintenant chez l'homme, la chicane reprenait le dessus, la digestion s'achevait; il pressa le pas.