Sophie le regarda, stupéfiée par cette accusation; elle n'avait même plus le courage de répondre, tant les actes qu'on lui reprochait lui semblaient inouïs; cette idée qu'on pouvait imputer à son affection la mort de cet homme qu'elle avait soigné, jours et nuits, l'atterra; elle étrangla, puis ses larmes qui semblaient taries recoulèrent de plus belle.
Pendant ce temps, le notaire se faisait cette réflexion que ces pleurs ne l'embellissaient pas: ce ventre qui sautait dans la saccade des sanglots lui parut même grotesque.
Cette réflexion ne le disposait pas à la clémence; cependant, comme le désespoir de la malheureuse augmentait, qu'elle pleurait maintenant à chaudes larmes, la tête entre les mains, il s'amollissait un peu et s'avouait intérieurement qu'il était peut-être cruel de jeter ainsi une femme sur le pavé, en quelques heures.
Il s'irrita, mécontent de lui; mécontent tout à la fois de l'action qu'il allait commettre et du semblant de pitié qu'il éprouvait.
Involontairement, il cherchait un argument décisif qui lui rendît cette créature plus odieuse, un argument qui enforcît et justifiât sa dureté, qui le débarrassât du soupçon de malaise qu'il sentait poindre.
Il posa deux questions, mais, trichant avec lui-même afin d'aider à se convaincre et d'obliger la femme à répondre dans le sens qu'il espérait, il plaida le faux pour savoir le vrai.
– En résumé, ma chère enfant, fit-il, je n'ignore pas la façon dont mon petit-fils vous a connue. Certes, cela n'ôte rien à vos mérites, mais permettez-moi de vous le dire, il n'a pas été le premier qui ait défloré ces charmants appas-et il salua galamment de la main-de sorte que, comme nous disons, nous autres hommes de loi, là où il n'y a pas eu de préjudice, il ne saurait y avoir de réparation.
Sophie continuait à pleurer doucement: elle ne répondit point.
Bien, pensa Me Le Ponsart, elle ne proteste pas; donc, j'ai touché juste; Jules n'a pas été son premier amant-et d'une…
– En second lieu, reprit-il, vous pensiez bien, n'est-ce pas? que la situation irrégulière dans laquelle vous viviez avec mon petit-fils ne pouvait durer. D'une façon ou d'une autre, elle se serait rompue. Ou Jules aurait été nommé sous-préfet dans une province et il se serait honorablement et richement marié, ou pour une cause que l'avenir eût pu seul nous apprendre, il vous eût quittée ou eût été quitté par vous: dans ces deux cas, votre liaison aurait forcément pris fin.
– Non, monsieur, fit-elle vivement, en levant sa tête, non, Jules ne m'aurait pas abandonnée. Il aurait épousé la mère de son enfant; il me l'a dit, combien de fois!
– Allons donc, mâtine, murmura le notaire, voilà ce que je voulais te faire avouer. Cette fois, ses scrupules se mettaient à couvert; cette fille, qui n'avait pas l'excuse de s'être livrée vierge à son petit-fils, nourrissait le projet de se marier!
C'est un comble, se répétait-il; nous aurions eu ce torchon-là dans notre famille! Il resta déconcerté; en une rapide vision, il aperçut Jules amenant cette femme, traversant la localité, toute entière sur ses portes, entrant au milieu de la famille consternée par cette mésalliance; il aperçut cette femme, sans tenue, ne sachant ni manger, ni s'asseoir, lâchant des coq-à-l'âne, compromettant sa situation par le ridicule de sa vie présente et l'infamie de sa vie passée.-Ah bien, nous l'avons échappé belle!
Sa résolution était, du coup, inébranlable.
– Voulez-vous signer, oui ou non, ce reçu? dit-il, d'un ton bref.
Elle refusa d'un geste.
– Faites bien attention, je vous ouvre une porte de sortie, vous la refusez; prenez garde que moi-même je ne la ferme.
Puis, voyant qu'elle persistait à se taire, il ravala sa colère, se croisa les bras et reprit, d'une voix paterne:
– Croyez-moi, ne soyez pas mauvaise tête; d'abord, cela ne vous avancerait à rien; réfléchissez: si vous refusez de signer ce reçu, que va-t-il se passer? vous allez vous trouver sur le pavé, sans sou ni maille, sans le temps de vous retourner pour en avoir; voyons, dans l'intérêt même de ce petit innocent que vous portez dans vos entrailles, ne vous entêtez pas à rejeter cette offre qui est la seule acceptable, car elle concilie les intérêts des deux parties. Allons, un bon mouvement…
Il lui mit le reçu sous le nez.
Elle le repoussa de la main.-Non, je ne signerai pas, nous verrons; après tout, je veux élever son enfant qui est le mien…
– Demandez-moi tout de suite de le tenir sur les fonts baptismaux et de payer les mois de nourrice, dit Me Le Ponsart qui goguenarda presque, tant cette prétention lui parut baroque! Mais, ma chère, la recherche de la paternité est interdite, il n'y a pas besoin d'être un grand clerc pour savoir cela.-Eh bien, nous décidons-nous, car le temps me presse? Pour la seconde et dernière fois, je vous le répète: ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes; ou vous êtes sa maîtresse, auquel cas, vous n'avez droit à rien du tout; choisissez entre ces deux situations celle qui vous semblera la plus avantageuse.
– Et ça s'appelle un dilemme ou je ne m'y connais pas, fit-il très satisfait, en aparté. Il prit son parapluie et son chapeau.
Sophie s'exaspéra.-C'est bien, je vais voir ce qui me reste à faire, cria-t-elle.
– Rien, belle dame, croyez-moi. En attendant, vous avez jusqu'à demain midi pour réfléchir. Passé ce délai, je pars, enlevant les meubles, et je remets la clef du logement au propriétaire; la nuit porte conseil; laissez-moi espérer qu'elle vous profitera, et que demain vous serez revenue à des idées plus sages.
Et poliment, il la salua et l'invita ironiquement, la voyant immobile, comme pétrifiée, à ne point se déranger pour le reconduire, et il ouvrit et referma, en homme bien élevé, tout doucement la porte.
IV
Du haut de son comptoir, Mme Champagne aimait à s'écouter parler. Elle était asthmatique et obèse, blanche et bouffie, trop cuite. Dans ses tissus relâchés, des rides se croisaient en tous sens, zébrant le front, lézardant les yeux, lacérant les joues; ces rides étaient creusées sur sa face, en noir, de même que si la poussière des âges avait pénétré sous la peau et imprégné d'inneffaçables raies, le derme.
Elle était loquace et baguenaudière, convaincue de son importance, révérée par le quartier qui la réputait influente et juste. Elle était, en effet, la providence des pauvres, rédigeant des placets qu'elle adressait aux grands noms de France qui les accueillaient souvent, sans qu'on sût pourquoi.
En revanche, ses affaires personnelles réussissaient moins; elle exploitait, rue du Vieux-Colombier, près de la Croix-Rouge, une boutique mal achalandée de papeterie et de journaux, gagnant assez pour ne pas être mise en faillite; mais elle s'estimait quand même heureuse, car les plus intimes de ses souhaits étaient exaucés, ses penchants au cancanage enfin satisfaits dans ce magasin qui simulait une véritable agence de renseignements, une sorte de petite préfecture de police où, sur des sommiers judiciaires parlés, étaient relatés, à défaut de condamnations et de crimes, les cocuages et les disputes, les emprunts rendus et les dettes inapaisées des ménages.
En tête des pauvresses qu'elle protégeait et recommandait à la charité des grandes dames, figurait Mme Dauriatte, une femme de soixante-huit ans, maigre et voûtée, avec des yeux confits, une bouche vide et rentrée, une mine papelarde. Elle tenait de l'ancienne poseuse de sangsues, mais plus encore de ces mendiantes qui sollicitent la charité sous le porche des églises, et elle les fréquentait, en effet, au mieux avec les prêtres de Saint-Sulpice, vivant d'une dévotion également répartie sur Mme Champagne et sur la Vierge.