Ce jour-là, Mme Dauriatte, assise sur une chaise dans la boutique de la papetière, se lamentait de ses jambes qui refusaient de la porter, de ses pieds envahis par un potager d'oignons, de ses larges pieds cultivés qui nécessitaient le constant usage de bottes munies de poches.
Mme Champagne hochait le chef, en guise de consolante adhésion, quand soudain elle s'écria:-Tiens, mais c'est Sophie! Ah bien, vrai, elle en a des yeux!
– Où ça? demanda Mme Dauriatte, en allongeant le cou.
La papetière n'eut pas le temps de répondre; la porte s'ouvrit dans un choc de timbre, et Sophie Mouveau, les paupières pochées par les larmes, entra et se prit à sangloter devant les deux femmes.
– Voyons, qu'est-ce qu'il y a? demanda Mme Champagne.
– Faut toujours pas pleurer comme ça! fit en même temps Mme Dauriatte.
Elles s'empressèrent autour d'elle, la poussèrent sur un siège, la contraignirent à boire du vulnéraire étendu d'eau afin de la réconforter, et elles profitèrent de l'occasion pour s'adjuger un petit verre.-Nous pouvons tout entendre maintenant, déclara Mme Dauriatte qui se passa le revers de la manche sur la bouche.
Et, harcelée par les deux femmes dont les yeux grésillaient de curiosité, Sophie raconta la scène qui avait eu lieu entre elle et le grand-père de Jules.
Il y eut un moment de silence.
– Vieux mufle, va! s'écria Mme Dauriatte, laissant échapper par cette injure, comme par une soupape, l'indignation qui pressait sa vieille âme.
Mme Champagne, qui était femme de sang-froid, réfléchissait.
– Et il revient quand? dit-elle enfin à Sophie.
– Demain, avant midi.
Alors la papetière leva le doigt et, ainsi qu'un oracle, proféra cette sentence: Nous n'avons pas de temps à perdre; mais, c'est moi qui te le dis, tu n'as rien à craindre. Tu es enceinte, n'est-ce pas? Eh bien alors la famille te doit une pension alimentaire; je ne suis pas ferrée sur la justice, mais je sais tout cela; le tout est de ne pas se laisser embobiner. Du reste, aussi vrai que je m'appelle Mme Champagne, je vas lui montrer, moi à ce vieux crocodile, de quel bois je me chauffe!-Et elle se leva.-Mon chapeau, mon châle, dit-elle à Mme Dauriatte, figée d'admiration.-Elle les mit.-Je vous laisse la boutique en garde jusqu'à tout à l'heure, ma chère;-quant à toi, ma fille, ne t'abîme pas les yeux à pleurer et suis-moi: nous allons à côté, chez mon homme d'affaires.
Devant l'assurance si virilement exprimée par Mme Champagne, Sophie renfonça ses larmes.-C'est un homme très bien, vois-tu, que M. Ballot, disait la papetière, en route; cet homme-là, il ferait suer de l'argent à un vieux mur, puis rien ne l'embarrasse, il sait tout, tu vas voir; c'est là, montons, non, attends que je souffle.
Elles gravirent péniblement les trois étages, s'arrêtèrent devant une porte décorée d'une plaque de cuivre dans laquelle était incrustée en rouge et en noir cette inscription: «Ballot, receveur de rentes, tourner le bouton, s. v. p.» Mme Champagne haletait, couchée sur la rampe;-c'est-il donc bête d'être grosse comme cela, soupira-t-elle; puis, elle rejeta précipitamment des bouffées d'air, se moucha, et, la mine recueillie, de même que si elle fût entrée dans une chapelle, elle ouvrit la porte.
Elles pénétrèrent dans une salle à manger convertie en bureau, dont la fenêtre était obstruée par deux tables en bois peintes en noir, avec des gens courbés dessus, l'un vieux, le crâne garni de duvet de poule; l'autre, jeune, rachitique et velu; aucun de ces deux employés ne daigna tourner la tête.
– M. Ballot est-il visible? demanda Mme Champagne.
– Sais pas, fit le vieillard, sans bouger.
– Il est occupé, jeta le jeune homme par-dessus son épaule.
– Alors, nous attendrons.
Et Mme Champagne s'empara des chaises qu'on ne lui offrait point. Elles s'assirent, sans parler; Sophie restait, les yeux baissés, incapable de réunir deux idées, mal remise encore du coup asséné, le matin, par le notaire; la papetière regardait la pièce, meublée de casiers gris, de cartons, de liasses attachées avec des sangles; ça sentait les bottes mal décrottées, le graillon et l'encre sèche; à certains instants, un bruit de voix s'entendait derrière une porte à tambour vert, en face de la croisée.
C'est là qu'est son bureau, dit confidentiellement Mme Champagne à sa protégée que cette intéressante révélation ne désoucia point.
Alors la papetière récola dans sa cervelle les pensées qu'elle délibérait d'émettre; puis, pour tuer le temps, elle considéra les souliers du vieil employé, leurs tiges déchirées, leurs élastiques tortillés comme des vers, leurs talons gauchis; elle commençait à s'endormir, quand le tambour vert s'écarta devant l'homme d'affaires qui reconduisit un client jusqu'au palier, avec force salutations, revint et, reconnaissant Mme Champagne, la pria d'entrer.
Les deux femmes, debout, dès qu'il avait paru, le suivirent, sur la pointe des pieds dans son cabinet; courtoisement, il leur désigna des chaises, se renversa sur son fauteuil d'acajou, en hémicycle, et, jouant nonchalamment avec un énorme coupe-papier en forme de rame, il invita ses clientes à lui faire connaître l'objet de leur visite.
Sophie commença son histoire, mais Mme Champagne parlait en même temps, greffant de ses réflexions personnelles la narration déjà confuse des faits. Fatigué par cet inextricable verbiage, M. Ballot voulut poser les questions, une à une et il supplia Mme Champagne de se taire et de laisser d'abord s'expliquer la personne directement en cause.
– Et vous désirez maintenant… fit-il après qu'il fut au courant de la situation.
– Mais, nous désirons qu'il lui soit rendu justice, s'écria la papetière qui jugea le moment venu de prendre la parole. La pauvre enfant est enceinte de ce garçon; lui, il est mort, il ne peut plus rien pour elle, ça c'est clair, mais la famille lui doit, je pense bien, une petite rente, quand ça ne serait que pour payer les mois de nourrice et élever le gosse! comme c'est des pouacres et des sans-cœur qui lui ont dit qu'ils la mettraient comme ça sur le pavé, demain, je viens savoir ce qu'il y aurait à faire.
– Rien, ma chère Dame.
– Comment, rien! s'exclama la papetière au comble de la stupeur.-Mais alors, le pauvre monde, il ne serait donc plus protégé! il y aurait donc des gens qui pourraient mettre les autres sur la paille, quand ça leur dirait!
M. Ballot haussa les épaules.-Le logement était au nom du défunt, les meubles aussi, n'est-ce pas? bon;-d'autre part, M. Jules a des héritiers, eh bien, ces héritiers ont le droit d'agir, dans espèce, ainsi que bon leur semble! Quant à cet enfant posthume qui vous paraît créer des titres à Mademoiselle, c'est une pure et simple erreur; rien, absolument rien, vous m'entendez, ne peut les forcer à reconnaître que la paternité de cet enfant appartient à M. Jules.
– Si c'est Dieu possible! étouffa Mme Champagne.
– C'est ainsi; le Code est là et il est formel, dit l'homme d'affaires, en souriant.