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– Ah bien, il est propre, votre Code! je me demande ce qu'il y a dedans, moi, si des situations comme celle de Sophie n'y sont pas réglées!

– Mais si, elles sont réglées, ma bonne dame Champagne, et la preuve est qu'il est interdit à Mademoiselle de réclamer quoi que soit par les voies légales.

– Viens, viens, ma fille, cria la papetière qui s'exaspérait. Elle se leva.-On voit bien que les lois sont fabriquées par les hommes; tout pour eux, rien pour nous; je lui arracherais les yeux, moi, au grand-père de Jules, si je le tenais, ce serait toujours autant de fait!-Et, poussée à bout par le rire narquois de M. Ballot, Mme Champagne perdit complètement la tête et affirma que si jamais un homme se permettait envers elle des abominations de la sorte, elle se vengerait, coûte que coûte, quitte à passer en Cour d'assises; ajouta, du reste, qu'elle se fichait, comme de Colin-Tampon, de la police, des prisons, des juges, divagua pendant dix bonnes minutes, excitée par M. Ballot qui, ne voyant aucun profit à tirer de cette affaire, s'amusait pour son propre compte, très sympathique au fond à ce notaire de province dont il appréciait, en connaisseur, l'adroit dilemme.

Quant à Sophie, elle demeurait immobile, clouée debout, les yeux fixes. Depuis le matin, cette pensée qu'elle allait rôder, sans argent, sans domicile, jetée comme un chien dehors, s'était émoussée; à cette souffrance précise et aiguë, avait succédé une désolation vague, presque douce; elle dormait tout éveillée, incapable de réagir contre cet alanguissement qui la berçait. Elle ne pleurait plus, se résignait, s'abandonnait à Mme Champagne, remettant son sort entre ses mains, se désintéressant même de sa propre personne, s'apitoyant avec la papetière sur le malheur d'une femme qui la touchait de très près, mais qui n'était plus absolument elle.

Ne comprenant pas cet amollissement, cette indifférence hébétée, qui résulte de l'excès même des larmes, Mme Champagne s'agaça.

– Mais remue-toi donc, dit-elle; joue donc pas ainsi les chiffes!-usant, dans cette exclamation, son reste de colère; puis elle se remit un peu et, plus d'aplomb, s'adressa à l'agent d'affaires.

– Alors, Monsieur Ballot, c'est tout ce que vous pouvez nous dire?

– Hélas! oui, ma brave dame; je regrette de ne pouvoir vous assister dans cette épreuve, et il les poussa poliment vers la porte, protestant d'ailleurs de son dévouement, assurant Mme Champagne, en particulier, de sa haute estime.

Elles se retrouvèrent, anéanties, dans la boutique. Ce fut alors au tour de Mme Dauriatte de s'emporter.-Mme Champagne gisait, dans son comptoir, la tête entre les mains, secouée de temps à autre par les vociférations de sa vieille amie dont l'intelligence fut, ce jour-là, plus spécialement incohérente. À propos de Sophie, elle en vint, sans transition raisonnable, à parler d'elle-même, à retracer la vie de feu Dauriatte, son mari, un homme dont elle avait ignoré ou oublié la position sociale, car si elle se rappelait qu'il portait de l'or sur ses habits, elle ne pouvait dire au juste s'il avait été maréchal de France ou tambour-major, vendeur de pâte à rasoir ou suisse.

Cette douche d'histoires endormit la papetière que les émotions avaient brisée; une cliente qui marchanda des plumes la réveilla.

Elle s'étira et songea au dîner; l'heure s'avançait; on convint que Mme Dauriatte irait chercher aux «Dix-huit Marmites,» une gargote située rue du Dragon, près de la Croix-Rouge, deux potages et deux parts de gigot, pour trois.-Je vais moudre le café, tandis que vous achèterez des provisions, conclut Mme Champagne, et pendant ce temps Sophie mettra le couvert.

Vingt minutes après, elles étaient installées dans l'arrière-boutique, exclusivement meublée d'une table ronde, d'une fontaine, d'un petit fourneau et de trois chaises.

Sophie ne pouvait avaler; les morceaux lui bouchaient la gorge.

– Allons, ma belle, disait Mme Dauriatte, qui mangeait ainsi qu'un ogre, il faut vous forcer un peu.

Mais la jeune fille secouait la tête, donnant à Titi, le petit chien-loup de la papetière, la viande qui se figeait dans son assiette.

Et comme Mme Dauriatte insistait:-Laissez-la, le chagrin nourrit, attesta judicieusement Mme Champagne qui n'ayant, elle aussi, ce soir-là, aucun appétit, s'alimentait du moins avec des verres d'un liquide rouge.

Mme Dauriatte opina du bonnet, mais ne souffla mot, car elle avait des joues telles que des balles; et des rigoles de jus serpentaient jusqu'à son menton, tant elle se hâtait à torcher les plats.

– Voyons maintenant, fit la papetière qui éteignit sa lampe à esprit de bois et versa l'eau chaude sur le café,-voyons, parlons peu, mais parlons bien: Sophie, comment allez-vous faire demain?

La jeune fille eut un geste douloureux d'épaules.

– Il faudrait peut-être aller voir le propriétaire, hasarda Mme Champagne, et lui demander un répit de quelques jours.

– Oh! c'est des bourgeois! ils s'entendent toujours entre eux contre le pauvre monde! laissa échapper, dans une confuse lueur de bon sens, Mme Dauriatte.

– Le fait est que le vieux lui a certainement rendu visite, afin de pouvoir emporter demain les meubles, murmura Mme Champagne; il est même bien capable de lui avoir donné de l'argent pour qu'il vous expulse.-Oh! les sans-cœur!-Eh bien, moi, c'est égal, je m'empêcherais, malgré toutes leurs lois, d'être ainsi fichue dehors; non, vrai, là, ils seraient trop contents!

Elle s'arrêta net, regardant Sophie qui buvait son café, goutte à goutte, avec sa petit cuiller, et elle s'écria:

– Bois pas comme ça, ma fille, ça donne des vents!

– Puis elle demeura, pendant une seconde, absorbée, cherchant à relier le fil de ses idées interrompu par ce conseil; n'y parvenant pas:-Suffit, reprit-elle; ce que je voulais te dire, en somme, c'est que quand il y en a pour deux, il en a pour trois; j'ai pas le sou, ma fille, mais ça ne fait rien; si l'on te chasse, tu viendras ici et t'auras, en attendant, le vivre et la niche.

Soudain une nouvelle idée lui germa dans la cervelle.

– Tiens mais… comme tu n'es pas très débrouillarde, si demain c'était moi qui parlais à ta place au grand-père de Jules; peut-être qu'en le raisonnant j'obtiendrais qu'il t'indemnise.

Sophie accepta avec empressement.

– Ah! madame Champagne, que vous êtes donc bonne, fit-elle, en l'embrassant; moi, toute seule, je ne m'en serais jamais tirée.

Ce fut dans la sombreur de sa détresse un jet de lumière. Persuadée de la haute intelligence de la papetière, convaincue de sa parfaite éducation, elle n'hésitait pas à croire que sa présence lui serait préventive et propice; elle se rendait justice à elle-même, s'avouait peu compréhensive, peu adroite. Quand elle avait quitté son pays, un petit village près de Beauvais, elle ne savait rien, n'avait reçu aucune éducation de ses père et mère qui la rouaient simplement de coups. Son histoire était des plus banales. Traquée par le fils d'un riche fermier et lâchée aussitôt après le carnage saignant d'un viol, elle avait été à moitié assommée par son père qui lui reprochait de n'avoir pas su se faire épouser; elle s'était enfuie et s'était placée, en qualité de bonne d'enfant, à Paris, dans une famille bourgeoise qui la laissait à peu près crever de faim.

Par hasard Jules la rencontra; il s'amouracha de cette belle fille fraîche, qui témoignait, à défaut d'éducation, d'un caractère aimant et d'un certain tact. Habituée aux rebuffades, elle s'éprit à son tour de ce jeune homme timide et un peu gauche qui la dorlotait au lieu de la commander; joyeusement, elle accepta la proposition de vivre avec lui. Leur ménage n'avait cessé d'être heureux; elle, attentive à plaire à son amant, se dégrossissait, abandonnait peu à peu la quiétude de ses pataquès, savait à propos se taire; lui, qui détestait les bals, les cafés, les filles délurées devant lesquelles il perdait toute contenance, était satisfait de rester dans sa chambre près d'une femme dont la douceur un peu moutonnière l'enhardissait, en le mettant à l'aise; puis le jour était venu où elle s'était sentie enceinte, et l'enfant avait été bravement accepté par Jules, flatté à son âge de contracter déjà de sérieuses charges.