Выбрать главу

Nous gravissons une volée de marches et sommes accueillis par un jeune serviteur qui devait garder les vaches y a encore pas longtemps. Sa veste blanche est sur le point d’éclater aux épaules et, en tout cas, ses gants blancs ont déjà pété entre le pouce et l’index. Le gars est tellement constellé de taches de rousseur qu’on a envie de lui conseiller de teindre ce qui lui reste de peau claire afin de s’unifier. Il tient ses doigts écartés contre les jambes de son pantalon noir et roule des yeux congestionnés.

— Le lord-maire m’attend, lui dis-je.

Il me vote un sourire timide auquel il manque une douzaine de dents.

— Par ici, fait le vacher de chambre.

D’une démarche appuyée, il me convoie au fond du hall.

— Au revoir, et merci, lancé-je à mon accompagnateur.

Le gus porte un doigt rapide à la visière de sa casquette.

— Tout à votre service, sir, fait-il en se laissant tomber dans un fauteuil plus solennel que le couronnement de la reine d’Angleterre.

Le valet de ferme et de chambre toque à une porte dont le loquet représente un lion tirant la langue.

Une forte voix crie d’entrer. Le larbin pénètre dans la pièce et m’annonce. Ensuite de quoi il s’efface pour me laisser le passage.

Je me pointe dans un bureau bibliothèque extrêmement sévère. Y a des livres reliés cuir jusqu’au plaftard, des vitrines bourrées d’objets précieux, des meubles d’acajou, des tableaux pompiers, des sièges garnis de cuir vert, une grande table-bureau enfin, décorée de motifs en argent.

Le lord-maire est assis derrière la table, les mains croisées, dans une attitude de portrait de famille. Je fais deux pas, trois pas, trois pas et demi et je m’arrête, abasourdi. Impossible de forcer mes cannes à aller plus loin. La stupeur les paralyse. Maginez-vous, mes drôles, que le bonhomme qui m’accueille n’a absolument rien de commun avec le lord-maire venu présider le jumelage à Embourbe-le-Petit. L’autre ressemblait, vous vous en souvenez (sinon faites comme moi : relisez le passage en question) à M. Pickwick. Il était rondouillard, coloré, jovial. Celui-ci, au contraire, est grand, plutôt maigre, avec l’air grave d’un hépatique venant de manger une omelette. Il est habillé de triste : costar noir, cravate noire, col rapporté en celluloïd, manchettes trop longues de vingt centimètres, pardon ; de dix pouces.

De longs favoris gris achèvent de lui donner un aspect suranné.

Il me contemple par-dessous d’épais sourcils.

— Yes, sir ? me dit-il enfin pour m’inviter à m’approcher et à m’expliquer.

Je réponds à la brève invite.

Frottfor F.E. Relhuyr me désigne une chaise.

— Asseyez-vous, s’il vous plaît. Ainsi vous êtes un journaliste français ?

— Oui, monsieur.

— Et vous désirez m’interviewer à propos de ce jumelage de notre ville avec une ville française ?

— Exactement !

Il doit me trouver monosyllabique sur les bords pour un reporter. Correspondant de « Motus », le grand organe des sourds-muets, oui ! Faut que je m’efforce, y a pas, sinon je vais passer pour une pelure.

— Vous avez assisté aux festivités d’Embourbe-le-Petit, monsieur le maire ? demandé-je bille en tronche.

— Naturellement, fait-il. Celles-ci ont eu lieu voici une dizaine de jours. Ce fut très agréable, très pittoresque.

— Attendez, attendez, monsieur le lord-maire, coupé-je, je m’y trouvais aussi à cette fête…

— Je ne vous y ai point vu, déclare mon vis-à-vis.

— Mais… moi non plus ! lui riposte le sien.

Un temps. On se regarde, on s’étudie, on se sonde, on se surveille, on cherche où on veut en venir.

Je prends l’initiative du redémarrage.

— Le lord-maire qui présidait la séance n’avait rien physiquement qui pût rappeler votre personne, sir.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Il s’agissait d’un homme petit, gros et rubicond : mettez-vous devant un miroir, je ne crois pas que vous y découvriez rien de semblable.

Il fait craquer ses jointures (tiens : comme le Vieux) et sans hausser le ton demande :

— Êtes-vous certain de ne pas confondre, monsieur ?

Je biaise.

— Me serait-il possible de présenter mes devoirs à votre épouse, monsieur le lord-maire ?

— Mais… heu… Pourquoi pas !

Il actionne un timbre et le vacher de chambre entre dans la seconde qui suit, comme s’il avait eu l’oreille à la serrure et la main sur le loquet.

— Appelez Madame, Teddy, je vous prie !

— Yes, sœur, répond l’autre que ma qualité de français déconcerte.

Un bout de moment plus tard, la grande seringue anguleuse que j’ai eu loisir d’admirer dans toute son horreur sur l’estrade d’Embourbe-le-Petit pénètre dans la pièce. Sa figure est jaune, elle n’a pas assez de lèvres pour cacher son clavier, ses pommettes saillent, ses paupières tressaillent et son regard m’assaille.

— Vous m’avez demandé, darling ? fait-elle au lord-maire.

— Ma chère Emily, permettez-moi de vous présenter mister Antoine, un journaliste français qui…

Il se tait pour se détrancher vers la lourde qui vient de se rouvrir à la volée. Le larbin aux taches de rousseur réapparaît, ayant à son côté le petit jockey fané. Les deux hommes se dirigent droit vers nous.

— Que signifie, Teddy ? réprobationne le châtelain.

— Ça ! répond le propriétaire de la Morgan.

Ce disant, il sort un revolver de sa poche, et, presque à bout portant, tire trois balles sur le lord-maire qui émet un râle-gargouilleur et s’écroule sur le tapis. Je n’ai pas le temps d’intervenir. Déjà le larbin est sur moi. À ses doigts de la main droite brillent les quatre alliances chromées d’un coup de poing américain. Je déguste l’ensemble à la pointe du menton. V’là ma tronche partie dans les atmosphères. Elle s’éloigne de mon tronc, du château, de l’Angleterre. Elle grimpe majestueusement jusqu’à des régions peuplées d’archanges.

Un brouhaha de conversation. Suis-je dans un hall de gare ? Ou bien sur un stade ? Dans un endroit très vaste en tout cas car les bruits ont une résonance de cathédrale.

Je balaie ce qui m’entoure d’un regard aussi frais que des reliefs de poisson dans une poubelle. Des jambes vont et viennent dans mon champ visuel. Plus haut, des bouches surexcitées prononcent des mots que j’ai du mal à comprendre. Mon anglais se réajuste mal dans mon caberluche perturbé. Je traduis avec difficulté. Y a des règles grammaticales britiches qui restent en panne sèche in my citron, pardon : in my lemon. Durant une fraction de seconde tout se trouble. Puis je déguste en pleine bouille le contenu d’un seau de flotte. Vrrraouf ! Une grande claque glacée ! Je perds mon souffle, le retrouve en claquant des chailles.

Vive monsieur le lord-maire ! Et la fête continue… Deux policemen tout droitement sortis d’un film anglais, tant ils sont raides et compassés, se tiennent debout près de moi.

— Stand up  ! me dit l’un deux, d’une voix très calme.

Je me livre à un petit turbin mental pour piger ce qu’il me veut. En moi c’est encore le sirop de groseille : ça gélatine, ça poisse, ça rubise… Et puis ma vaste intelligence reprend son essor. Stand up veut dire « debout ». Très bien, sir. Je me lève avec beaucoup de parfaitement ! Mon menton pend comme un tiroir ouvert. Ce qu’il m’a mis le vacher de chambre ! Ô ma douleur, ce pain de huit livres ! Il a dû s’entraîner pendant des mois sur un sac de sable avant de pouvoir ajuster un gnon de cette ampleur. Une véritable œuvre d’art dans son genre, cette beigne. S’il m’a pas fracturé la boîte à croque j’aurai de la chance… Un petit taureau, le tache-de-roussé. Et un taureau renforcé d’un coup de poing amerloque, croyez-moi, ça fait du dégât.