Mais tu parles qu’elle me croit. Avouez aussi que les circonstances nouvelles n’arrangent pas mes bidons. Je suis un fugitif, j’ai fait venir Harryclube ici et le voici mort à nos pieds… Pour arriver à convaincre cette nana de mon innocence, il faudrait la gaver de L.S.D. préalablement, ou m’assurer le concours de Notre-Dame de Lourdes.
— Vous l’avez tué ! Vous l’avez tué ! bafouille la pauvrette.
Une silhouette bondit. C’est Marie-Marie. Ses deux tresses ressemblent à des rênes tenues lâches.
— Qu’est-ce qu’elle cause, cette sucrée ! Je comprends pas l’angliche, mais je sens qu’é t’accuse, c’est vrai ou non ?
Elle saisit miss Rex par le bras et la secoue.
— San-Tonio est innocent ! glapit la pupille de l’Hénorme. J’en ai marre qu’on l’accuse toujours.
La charge de cette petite fille déconcerte la secrétaire du défunt.
— Que veut-elle ? ne peut-elle s’empêcher de demander.
Vous dire si la scène est mélimélo-dramatique ! Ajoutez, pour couronner le tout, qu’Honnissoy a pris le parti de sangloter et qu’à l’intérieur de la crèche Sam Gratt chante à tue-tête l’air des « Trois matelassiers du Bengale » dont voici la traduction libre (très libre même) du refrain :
— Laisse-nous, Marie-Marie !
— Mais…
— Je suis assez grand garçon pour me défendre tout seul.
Miss Tresses se campe devant moi, les poings aux hanches.
— Je te vois radiner avec tes grands sabots, San-Tonio, comme elle est jolie, tu vas lui faire ton numéro de charme, hein !
— Oh, dis, moule-moi, c’est pas le moment de me faire une scène de jalousie !
— Goujat !
Elle rentre dans la crèche en enjambant le corps. Moi, vous me connaissez : plus une situation est confuse, plus j’ai tendance à la clarifier. Et plus elle est dramatique, plus votre cher San-A. est à la hauteur. Quand il se chatouille les méninges, il devient vite génial, San-A. J’embrasse la scène. Et dans une fabuleuse clarté mentale je délimite la marche à suivre, le parti à prendre, la conduite à adopter, les gestes à accomplir, les paroles à dire.
Puisque la môme jetonne devant moi, au lieu de la rassurer, profitons de sa trouille pour lui tirer les vers du naze, vu, mes loutes ?
Décidons de ne pas la considérer comme un pépin, mais comme une planche de salut.
— Vous savez conduire, miss Molly ?
Elle possède un certain sang-froid car elle récupère déjà. Elle hésite à répondre à ma question, cherchant à évaluer les conséquences de ce qu’elle va dire. Donc, si elle hésite, c’est qu’elle sait conduire, sinon elle aurait spontanément répondu par la négative.
— Oui, dis-je, vous savez conduire puisque vous avez immédiatement actionné les phares. Quelqu’un d’inexpérimenté n’aurait pas eu ce réflexe. Parfait, Honnissoy, voulez-vous venir ici, je vous prie ?
La vache qui pleure trébuche jusqu’à moi.
— Je vais aller à Londres avec cette fille, lui gazouillé-je dans l’entonnoir. Vous demanderez au vieux Sam d’enterrer le cadavre de ce garçon lorsqu’il aura dessoûlé, ou du moins de le planquer dans un endroit sûr. Il ne faut pas qu’on le retrouve tout de suite, j’ai besoin de ma liberté de mouvement, vous me comprenez ?
Elle acquiesce.
— Qu’est-ce qui est arrivé, à ce pauvre M. Harryclube ?
— Il a voulu se sauver par la fenêtre, mais il a raté sa démonstration, ça arrive à tous les acrobates.
— C’est pas de bol pour sa pomme ! soupire-t-elle. Quelle histoire, vous croyez qu’on s’en tirera ?
— Ben voyons, mon chou (pommé) : vous imaginez la bouille que feraient mes lecteurs si on ne s’en tirait pas ?
Je lui claque les endosses.
— Allez, du cran ! Des aurores boréales illumineront bientôt les lendemains qui chantent, dans la perspective des futurs triomphants, comme l’a si justement écrit Gilbert Sigaux dans son traité relatif à la pollution des eaux du Léman par les pêcheurs aux vessies surmenées.
De telles paroles, proférées sur un tel ton, trouvent leur place dans l’entendement de cette courageuse fille d’Albion.
— Je tiendrai ! promet-elle.
Elle a connu le Blitz et la longue virginité. Elle a reçu des V1 sur la coloquinte. Pendant des années elle a fait sienne la devise des Plantagenet : « Dieu et mon doigt. » Et puis, elle est Anglaise, quoi !
Je désigne l’auto à Molly, du canon de mon arme.
— Grimpez, poupée !
— Mais…
— Et pas de rouspétance, sinon la population du Royaume-Uni va subir une courbe descendante. Compris ?
Elle se met au volant, avec le gars moi-même à son côté.
Dans le fond, c’est amusant de jouer les méchants lorsqu’on possède un cœur d’agnelet. Cette souris me prend pour une terreur, un sanguinaire, un outlaw, alors que je suis, vous le savez bien, mes belles, plus tendre que du mou à chat.
Pendant quelques minutes nous restons silencieux. Elle conduit nerveusement. Sa mâchoire crispée et son regard fixe attestent seuls la peur qui l’habite[19]. C’est seulement lorsque nous atteignons la nationale qu’elle murmure :
— Quelle direction dois-je prendre ?
— London !
— Je vous préviens qu’il doit y avoir des barrages sur la route. On vous recherche activement.
— Vous, on ne vous recherche pas, fifille ! Je cramponne le plaid (car je ne cherche que plaid et bosses) jeté sur la banquette arrière et m’en enveloppe.
Après quoi, délicatement, je la déleste de son foulard blanc afin de me le nouer sur la tête. Non encore satisfait, je farfouille entre nos deux sièges pour récupérer son sac à main qui s’y est fourvoyé.
— Vous permettez ? je lui dis. C’est pas mon habitude de fouiller le sac des demoiselles ; je préfère les violer plutôt que de violer leur réticule ; mais il me faut votre tube de rouge à lèvres et votre crayon à z’œil, ma gosse !
Tout en causant, je déniche les objets souhaités. En moins de temps qu’il n’en faut pour licencier un reporter de l’U.N.R.T.F., me voilà avec de belles labiales carminés et des sourcils en tréma espagnol. Oh ! je dois davantage ressembler au tigre de la firme Esso qu’à Brigitte Bardot, mais dans l’ombre propice de la tire, et avec mon foulard, je dois pouvoir faire illusion.
— À partir de dorénavant, et pour une durée indéterminée, je suis votre tante Victoria, Môme, c’est enregistré ? Si vous déraillez un tantinet soit peu, je vous dévide à coups de pétard. Ce que vous sentez de dur contre votre cuisse, à travers la couverture, c’est pas ce que vous pensez : c’est le révolver. Ce que vous pensez est bien plus dur !
D’aucuns et d’aucunes jugeront que j’use d’un causer un peu verdâtre avec une jeune fille ; j’objecterai à ces truffes que je joue un personnage et que la réussite de mon plan dépend du crédit accordé à ma composition. Et puis je suis bien bon de me préoccuper de leurs réactions. À trop vouloir se justifier, on fait vite figure de coupable.
Miss Rex prend la dérivation permettant d’éviter Swell-the-Children. Ensuite la route devient rectiligne.
— À quoi pensez-vous, ma beauté ? l’interrogé-je après une nouvelle période de silence.
— À vous, répond-elle.
— C’est gentil. Et que pensez-vous de moi ?
— Vous n’avez pas une chance sur mille de vous en tirer.
— J’ai déjà lu ce genre de sentences dans bon nombre de livres policiers.
19
Avant, j’ajoutais « de cheval » à un comme celui-là, mais depuis qu’on me fait miroiter le bicorne académique, j’ose plus.