Depuis le barrage je n’ai plus parlé. Et pourtant j’en ai longuet à bonnir, mes lapin ! le moment étant venu de le faire, je laisse tomber un négligent :
— Où allons-nous, comme ça, mignonne ?
Miss Molly file un coup de patin qui diminue sensiblement la distance séparant mon pique-bise du pare-brise.
— Comment, s’exclame-t-elle, vous ne savez pas où vous allez ?
— Si, réponds-je, seulement j’ignore où ça se trouve, car voyez-vous, mon petit cœur, je me rends chez vous !
— Chez moi ! s’effare la toute belle.
— Ben, où voulez-vous que j’aille ? Traqué et sans argent, je ne puis descendre au Ritz.
Elle secoue sa tête blonde. Faut que je vous le répète, mes petits lecteurs et lectrices chéries : cette fillette possède un minois qui ferait se mettre à l’envers un régime de bananes vertes. Maintenant que je peux la détailler aux lumières de la grande ville, je découvre le charme velouté de sa carnation, la couleur vert-sauvage-pailletée-d’or de ses yeux, la délicatesse de son pif et la grandeur engageante de sa bouche. Je vous l’ai toujours confié, moi, San-A. j’adore les mômes qui ont une grande bouche car j’aime mes aises.
— Voyons, ma petite Molly, continué-je, ne me dites pas que vous logez à l’Armée du Salut, sinon je vais descendre faire la quête.
— Mais j’habite chez mes parents dans Bloomsbury !
Aïe, aïe, aïe ! Un os ! Je n’avais pas songé à cette éventualité.
— Vous n’êtes pas domiciliée à Swell-the-Children ?
— Rot qui est un ami de mon frère m’y a trouvé cet emploi à l’« Happy-Birthday-to-you », et là-bas je loge dans une pension de famille…
— Bougez-pas : le gars Harryclube avait bien un point de chute à Londres, lui ?
— Il possède un petit appartement dans Chelsea, oui.
— Où il vivait seul ?
— En principe !
— Eh ben, vous voyez, petit loup que ça m’arrange mes bidons. Conduisez-moi chez lui dare-dare.
— Vous comptez ?
— Oui, je compte !
Elle fait la moue. (Et si elle fait l’amour aussi bien qu’elle fait la moue, vous pouvez d’ores et déjà prendre des tickets d’appel, mes fieux !).
— L’ennui, c’est que je n’en possède pas la clé.
— Ne vous tracassez pas, Molly. Pour calculer le nombre d’endroits où j’ai pénétré sans clés, il faudrait six mois de boulot à une machine électronique.
— Vous ne pensez pas qu’en découvrant l’as… le… heu, la mort de Rot, la police n’aura rien de plus pressé que de perquisitionner à son domicile londonien ?
— Probablement, seulement elle ne le découvrira pas tout de suite. J’ai besoin d’une quarante-huitaine d’heures de liberté et je les aurai.
Cessant d’ergoter, Molly Rex obéit. Pendant qu’elle conduit, je me défais de mes fards et de mon foulard. Puis, saisi d’une intuition, j’explore la boîte à gants. En dix secondes, j’y ai déniché un petit trousseau de clés.
— Tenez, baby, exulté-je en les agitant devant le nez de la mignonne, je vous parie tout ce que vous voudrez contre n’importe quoi qu’il s’agit des clés de l’appartement. Je n’aurai pas à malmener la serrure.
Elle fait un geste indécis. Elle paraît soucieuse, la gosse. La perspective de se retrouver dans un appartement en compagnie d’un meurtrier commence à lui filer des langueurs.
Nous longeons Hyde Park, sous les frondaisons duquel des couples se dégustent. Ensuite ce sont les lumières de Sloane St, puis l’animation de King’s Road.
— Quelle est l’adresse du regretté Rot Harryclube, mon trésor ?
— Chelsea Manresa Road, je ne me rappelle plus le numéro de sa maison, mais je la reconnaîtrai.
Effectivement, elle vire à droite et va stopper devant une petite construction d’un seul étage, peinte en ocre, avec un entourage blanc aux fenêtres, une porte vernie noire agrémentée de cuivre bien fourbi et un escalier extérieur conduisant directement à l’étage. Le rez-de-chaussée, situé en contrebas de la rue, est protégé par une grille élégante.
— Pas mal, apprécié-je, j’adore ce style. Cette petite grille noire aux motifs dorés est un ravissement.
— Si vous aimez les grilles, vous ne tarderez pas à être satisfait, riposte l’aimable enfant.
— Pas de mauvais présage, Molly, j’ai lu mon horoscope avant de quitter la France, par chance il est au beau fixe !
— Bon, eh bien, bye-bye !
Je me gratouille le conduit auditif, croyant avoir mal entendu.
— Vous dites, ma poule ?
— Je vous dis au revoir. Je rentre à la maison.
— Vous avez vu ça dans l’émission enfantine du dimanche matin à la tévé. Sans blague, vous me croyez assez poire pour vous souhaiter le bonsoir ?
— Mes parents m’attendent.
— Vous leur téléphonerez que vous avez un rabe de travail et que vous ne rentrerez que demain !
Elle s’apprête à objecter, mais je lui montre le révolver qui, à nouveau, habite dans ma poche.
— Soyez gentille et tout ira bien.
— Je crois pourtant vous avoir donné une fameuse preuve de ma bonne volonté tout à l’heure…
— Ça m’a rendu exigeant. Venez !
Elle met la main sur la poignée chromée de sa portière. À cet instant j’avise la silhouette caractéristique d’un poulaga dans une cabine téléphonique blottie à l’entrée d’une impasse. Le cher bobby téléphone, à sa bien-aimée, peut-être ? On dirait une scène composée par un metteur en scène de cinoche. La cabine rouge, le grand diable de flic avec son casque, dans la mauvaise lueur de l’ampoule. Le gouffre sombre de l’impasse. Les énormes poubelles amoncelées, les maisons basses, la brume légère…
— Surtout, imploré-je, restez dans vos bonnes dispositions, Molly. Voyez comme tout est paisible, on ne va pas déclencher la guerre dans un aussi joli quartier, n’est-ce pas ?
Elle descend de voiture de son côté, moi du mien. Je la fixe intensément. La jeune fille rentre la tête dans les épaules, puis, courageusement, se met à gravir l’escalier.
— Il avait du goût, le bougre !
L’appartement du défenestré est un ravissement. Tout en anglais de style bateau : acajou et cuivre. Des fauteuils moelleux, des tentures opulentes, de délicats objets, une cheminée en marbre rose avec, dans l’âtre, la grille à boulets traditionnelle, c’est le plus confortable des pied-à-terre. Il se compose d’un salon-salle-à-manger, d’une kitchenette et d’une chambre avec bain. Après mon séjour dans la geôle de Swell-the-Children, je ressens une douce euphorie à me trouver dans ce lieu ouaté.
Un beau miroir encadré d’ébène me renvoie ma bouille mal rasée. Je suis grisâtre de crasse et depuis mon stage dans la bergerie d’Honnissoy je pue le suint et le fumier.
— J’ai fichtrement besoin d’un bon bain, dis-je.
La môme Molly a un petit rire juvénile :
— Je n’osais pas vous le suggérer.
— Je sens que je vais m’offrir ça pour célébrer mon évasion. Venez avec moi, petite fille.
— Où ça ?
— Mais… dans la salle de bains. Vous n’imaginez pas que je vais vous laisser en liberté pendant que je barboterai dans l’eau tiède.
— Vous êtes fou ! s’indigne la prude Anglaise.
— Au contraire, je parle le langage de la raison.
Je cueille une revue d’art sur un meuble.
— Allons, suivez-moi et ne tremblez pas, je n’ai jamais été arrêté pour atteinte aux bonnes mœurs.