Mais je me répands, les gars, excusez-moi. Je crois que ça doit être glandulaire, cette manie toujours de me mettre à tartiner quand une idée m’empare.
Je reviens à la situation. Tableau suggestif : un homme, une femme, en tenue de radada dans un beau plumard à baldaquin style colonial.
Maintenant que je me suis baigné et mis à jour, va tout de même falloir que je passe aux choses sérieuses.
Je ne me suis pas pointé à Londres, au mépris des barrages policiers, pour enfiler des perles. La preuve !
Comme j’essaie de mobiliser mes cellules grises, voilà le bigophone qui turlute. Sur le moment je crois que c’est la lourde, tant la sonnerie est vibrante. Mais sa régularité rectifie mon erreur d’interprétation.
— Il ne faut pas répondre ! murmure Molly en vagissant dans le creux de mon épaule.
Je m’arrache du plume pour choper l’appareil couleur acajou posé sur une table basse. C’est téméraire, mais, vous ne l’ignorez pas, votre cher San-A. est l’homme des actions et des exactions osées.
— Hello ! fais-je d’un ton engageant.
Une voix à l’accent cockney lance rapidement :
— Salut, Rot, ici Hébull-Degohom. Heureux de vous savoir de retour, je peux rappliquer ?
— O.K, boy ! réponds-je au milieu d’une quinte de toux, afin de sucrer au maxi mon accent français.
Je me hâte de raccrocher.
Sans charre, mes petites poules, je crois que la chance est avec moi, ce soir. Car, figurez-vous, si je me suis pointé à London, c’est uniquement pour essayez d’y rencontrer cet étrange individu. Je pensais à lui lorsque le turlophone a carillonné, et voilà qu’il se jette dans mes bras, le chérubin.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Molly.
— De la visite, ma gosse. Il faut qu’on se mette dans une tenue décente.
Je lui caresse la chute de rein qu’elle a douce et harmonieuse, il me semble vous l’avoir déjà signalé.
— Vous connaissez le dénommé Hébull-Degohom ?
— Non, qui est-ce ?
— Un monsieur qui devrait faire du théâtre car il a des dons. Pendant que je le recevrai, vous resterez dans la chambre, n’est-ce pas, chérie ? Il se peut que vous entendiez un certain remue-ménage, mais que cela ne vous surprenne pas.
Elle fait la grimace.
— Que va-t-il se passer ?
— Des tas de choses. Le moment est venu de vous répéter que je suis innocent de tous les forfaits dont on m’accuse. Il est venu également de le prouver.
Je me refringue. Le revolver est toujours dans ma poche.
— Ne commettez pas d’acte irréparable ! débite ma ravissante partenaire.
Elle a dû lire ça dans un bouquin de Mme Christie.
— Au fait, vous avez raison, approuvé-je en jetant le flingue sur un canapé, mes poings et ma vaste intelligence me suffisent.
Je roule les manches de ma limace et fais jouer mes pectoraux. La mise en condition, c’est tout le secret de l’athlète. Molly me regarde gymnastiquer complaisamment.
— Vous savez, darling, me dit-elle, quand je vous regarde vivre je finis par me dire que vous êtes probablement innocent, en effet…
Je laisse retomber le rideau de la chambre.
— Vous pouvez rallumer, mon cœur : c’est lui et il est seul.
Effectivement, je viens de voir radiner Hébull-Degohom au volant de sa vieille Morgan. Il a remisé son teuf-teuf derrière la bagnole d’Harryclube et, sans l’ombre d’une hésitation, a traversé la rue pour pénétrer dans la maison (en anglais : in the house).
— Alors c’est bien compris : vous m’attendez ici en écoutant la radio, hé ?
— Promis, répond-elle en m’envoyant un baiser.
— Et plus nous ferons du chahut, plus vous montez le son ?
— Comptez sur moi, chéri.
Driiiing !
La sonnerie de la lourde se plante comme une fléchette dans le silence de l’appartement.
Molly appuie sur le contact du poste à transistor. Aussitôt, une musique endiablée retentit. Satisfait, je passe dans la partie studio et me dirige vers la porte.
CHAPITRE XII
LE VENT TOURNE
Je crois pas qu’on puisse neutraliser un gus plus vite ! D’accord, l’élément de surprise joue en ma faveur, mais tout de même… En moins de dix secondes j’ai délourdé, chopé le petit têtard aux revers, donné une secousse au veston pour lui emprisonner les deux bras, filé un coup de boule entre ses yeux et un coup de genou dans les régions moelleuses, je l’ai balancé dans un fauteuil, et j’ai refermé la porte à clé. Qui dit mieux ? Vous pouvez essayer sur votre belle-doche, lorsqu’elle viendra en visite chez vous. Si vous parvenez à l’usiner selon le procès suce ci-dessus en moins de temps, je vous paie une croisière en fusée spatiale.
Dodelinant et sanguinolent, le petit homme me regarde d’un œil désemparé à travers des épaisseurs de brume.
— Pour un entraîneur, vous n’êtes pas tellement entraîné, plaisanté-je en posant le pied sur l’accoudoir de son fauteuil.
Je palpe ses fouilles d’une main rapide : il n’a pas d’autre arme qu’un cure-pipe.
— Le jour où vous recenserez les grosses surprises de votre vie, je suis prêt à parier que celle-ci figurera en bonne place, non ?
Il ne répond pas. À croire que ma brève séance l’a déguisé en crétin à part entière.
Je biche un flacon de scotch sur un bar roulant et lui en verse une copieuse rasade.
— Tenez, petite fripe, gobez cette potion, elle vous redonnera du tonus.
Il avale l’alcool sans même s’apercevoir que son pif tuméfié raisiné dans le godet.
— On peut discuter, maintenant ? lui de-mandé-je.
Il a une petite contraction du visage dont l’interprétation est assez lâche. Elle peut aussi bien signifier son accord que son désaccord. Je lui file une tarte monumentale, style Béru, qui ferait glavioter ses défenses à un éléphant.
— Un simple acompte sur la raclée qui t’attend au cas où tu ergoterais, déclaré-je[21]. Je veux à mes questions des réponses claires et précises.
O.K. jockey ?
Il grommelle un truc inaudible, mais sur le mode rouscailleur. Décidément, y’a des petits récalcitrants qu’on doit mettre au pli avant de s’en servir.
Mister Hébull-Degohom (quel blaze, je vous jure !) a droit à mon badaboum des grandes occasions. La super-purée de marrons ! Le feu d’artifice du gnon ! Le Niagara de la décoction. Tout à la manchette. Vous verriez votre San-A. dans ses exercices, mes aminches, que de la fumée sortirait par la bouche d’aération de votre slip. Vzaoum ! Floc !
Je le taille en pièces. On commence par la petite monnaie, on continue par les grosses coupures. Ses oreilles se déjantent, son nez s’accordéone, ses dents se déchaussent comme au seuil d’une mosquée, sa mâchoire prend de la gîte, ses os mosaïquent. Il se ratatine dans son fauteuil tel le sanglier forcé dans sa soue. Il exhale des :
— Non, sir, je vous prie, arrêtez, par pitié…
Mais je continue de le mener à bien. Je le veux vaincu, soumis, réduit (quitte à ce que ce soit en bouillie). Lorsque je le sens dans les faubourgs de la syncope, j’interromps le massacre.
— On cause, petit gars ?
— Oui, monsieur.
— Et tu promets de tout dire ?
— Tout ce que je sais, oui, monsieur.
— Ah ! la bonne heure ! Toi, t’es comme les tambours : faut te cogner dessus pour que tu raisonnes !
21
Vous m’objecterez que, lui parlant anglais, je ne peux le tutoyer. Je vous répondrai (car je suis poli) que je lui dis « vous » en pensant « tu ». Or, l’intention vaut l’action, n’est-ce pas ?