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J’échafaude des tas d’hypothèses, dont aucune ne me satisfait. C’est le pot de goudron intégral.

Je cesse de supputer car on vient.

La lumière accroît mon mal de bol. On dirait qu’une caravane de fourmis rouges déambulent dans ma cervelle. Faudrait me vaporiser le bulbe au D.D.T.

Vous n’en auriez pas une petite pincée à mon service, mes jolies ?

Je me sens traîné par les pinceaux. Je clignote des veilleuses. Où suis-je ? Ça pue le produit chimique. J’avise une machine à photocopier. C’est elle qui renifle mauvais. Un burlingue, ou plus exactement, la pièce où l’on remise les archives d’une maison de commerce. Des classeurs métalliques, vert sombre, garnissent la totalité des murs. Les guignols uniformisés me grouillent autour en poussant des physionomies bien grincheuses.

Leur différence d’âge me surprend. Généralement, des soldats appartiennent tous à la même génération. Là, on trouve des petits freluquets pubères, des quadragénaires ventrus et des tout-vioques, pleins de plis, qui sucrent des quatre membres et de la théière.

Ils sont une quinzaine au total, tous portent les bottes de cuir fauve, la culotte de cheval beige, la chemise brune… Ils m’empoignent par mes liens et me coltinent à travers le couloir de tout à l’heure où la verrière brisée témoigne du valdingue opéré par le secco.

Cette déambulation est effarante, parce qu’elle s’effectue en silence. Mes bonshommes ont une démarche de camés, ils se déplacent comme des somnambules ; mais leurs yeux flamboyants de haine restent lucides.

On me fait passer par la lourde à doubles battants. Dans l’endroit où je débarque, la lumière est très vive. Si vive que je dois fermer un instant les paupières avant de pouvoir la réaffronter. Mais quel spectacle s’offre à mon regard, mes pauvres gisquettes ! Fantasmagorique ! Et encore : j’use de l’épis-tête la plus badine, comme dirait Chaplin. Une foule, que dis-je : une populace de femmes nues, pétrifiées et pressées l’une contre les autres, se développe le long du parcours. Il y a là des brunes, des blondes, des rousses, des chauves, aux grands yeux figés comme des yeux de mortes. Un même sourire un peu niais est plaqué sur tous ces visages délicats. Des mannequins ! Avec des formes harmonieuses et des gestes faussement gracieux. Des nichebroques guillerets mais pas de sexe. À la place de la chagatière : rien ! Une surface pleine ! L’horrible mutilation que voilà ! J’évoque un univers où les dames seraient fabriquées ainsi pour de vrai. Où elles seraient belles et provocantes d’allure, mais dont la conformation nous priverait de sexe opposé, déguisant du coup nos scoubidous à tête chercheuse en misérable excroissance de chair.

On me porte toujours… Les mannequins me regardent passer sans compassion. Enfin on me dépose rudement sur un heureusement moelleux tapis[26].

La lame d’un ya scintille, me fulgure des éclaboussures de loupiote dans les carreaux. On cisaille mes liens de la partie inférieure. Je ne suis plus sauciflardé que du haut. On me relève. Je perds l’horizontalité et cette brusque basculade me flanque mal au cœur ! Me voici assis dans un fauteuil, face à une très grande table en fer à cheval. Des sièges font face à des sous-mains de maroquin vert. Personne ne les occupe pour l’instant. La salle où l’on vient de me trimbaler est froide et dépouillée. C’est le genre de local sans âme servant pour des conseils d’administration. Sur le mur du fond, unique décoration : un grand portrait à l’huile représente un vieux rosbif à favoris gonflés et regard impénétrable.

Autour de moi, les gars continuent de s’affairer silencieusement. Une vraie petite ruche, mes drôles. Ils se livrent à des besognes surprenantes, ces messieurs ; avec des gestes précis d’officiants. Au reste, j’ai confusément l’impression d’assister aux prémices d’un culte.

Pour vous situer leurs faits et gestes, laissez-moi vous dire que l’un deux fait pivoter le plateau de la grande table, il démasque ainsi des drapeaux roulés comme des pébroques. V’là qu’il en empare deux et qu’il se met à les développer. Je n’en crois pas mes yeux. Je vous parie un boisseau de puces contre les lions de la ménagerie de Buckingham Palace que vous ne devinerez pas de quelle nationalité ils sont, ces drapeaux. C’est pourquoi je vais pendant un moment encore m’abstenir de vous le révéler. Faut vous laisser mariner dans les supposes, mes atrophiés de la coiffe, sinon à force de vous en remettre à San-A. et d’attendre qu’ils vous lardonne les alouettes, vos méninges décadents vont se scléroser. Notez que, pour la plupart, vous allez aller voir plus loin si j’y suis, arnaqueurs comme je vous connais. Fripons et consorts, resquilleurs congénitaux. Toujours prêts à doubler à droite, à carrer un bouton de bénard dans le plat d’offrande ! Mesquins systématiques ! Cartésiens à faire vomir un rat d’égout ! Surtout ça que je peux pas blairer chez les certains-d’entre-vous : le cartésianisme. Cette bon dieu de marotte de vous accrocher à des raisons de charcutier, de refouler la fantaisie avec horreur et putréfaction. Ce qu’ils peuvent me faire tarter, ces rationnés du rationnel !

Donc, je vous passe sous silence la nationalité des drapeaux. Toujours est-il que le préposé va les planter de chaque côté de la porte du fond.

Pendant ce temps, un autre mec décroche le portrait à l’huile de lord Bigbitt. Il le retourne. Nouveau haudecorps du Santonio ! De l’autre côté du tableau en est un autre, qui représente… Et merde : je vous le dirai pas non plus.

Les bonshommes en uniforme se placent sur deux rangs ; de part et d’autres de la table. Le visage tourné vers la porte, ils attendent. Pas croyable de vivre des moments semblables ! Y’a qu’à moi que ça arrive des aventures pareilles !

Un roulement de tambour. La porte s’ouvre. Une voix annonce :

— Le tribunal !

Vous mordez bien ? Le tri-bu-nal !

Et qui qui se pointe ? Alors là je vais vous le bonnir tout chaud : cinq gus ayant à leur tête le juge Stance Assofy. En v’là un qui fait du rabe d’audience, non ? Maâme veuve Frottfor compte également au nombre des assesseurs. Je ne connais pas les trois autres. Les cinq personnages (en quête de hauteur) portent des uniformes semblables à ceux de mes sbires, ils s’alignent devant le portrait, tendent le bras dans sa direction et, d’une seule voix, s’écrient :

— Heil Hitler !

— Heil Hitler ! répète l’assemblée.

Oui, mes amours : c’est le portrait d’Adolf Hitler qui préside cette ahurissante réunion et les deux drapeaux que je vous disais sont frappés de la croix gammée.

Je suis en plein dans une section du parti néo-national-socialiste britannique. Moi, quand depuis Paname, je ligotais ses exploits, je croyais à un délire journalingue. Je me disais qu’il s’agissait d’une poignée de dingues chicant les nazis pour s’amuser, mais que ça n’engageait à rien, leur mascarade. Eh ben maintenant je chocotte en découvrant à quel point elle est organisée, cette organisation. Combien elle est forte et déterminée.

Les mecs de l’aréopage se sont assis. Dans son uniforme brun, la vieille chouette ressemble à une cheftaine de camp de la mort ; quant au juge, il paraît creux comme un discours de conseiller d’arrondissement. Il joint ses pattes tavelées de roux sur le cuir du sous-main.

— Nous vous tenons enfin, commissaire San-Antonio ! déclare-t-il.

— Tiens, fais-je, vous ne contestez plus mon identité ?

Il semble ne pas entendre.

— Vous êtes ici pour répondre de deux meurtres : celui de nos regrettés compagnons Rot Harryclube et Black Handwith que vous avez défenestrés l’un et l’autre ce jour d’hui.

— On ne parle plus du lord-maire ?

Mes interventions ne le troublent guère.

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26

Voilà que j’adopte la forme anglaise pour jacter françois !