— Avant de prononcer sa sentence, le tribunal veut vous entendre à propos de notre organisation, commissaire San-Antonio.
— C’est-à-dire ?
— Que savez-vous d’elle ?
Je réalise leur inquiétude. Ces bougres de siphonnés se demandent si la police de chez nous a des tuyaux sur leur foutue confrérie. Je prends illico la décision de leur déboulonner le moral. Faut que je les panique à mort, ces tordus. Que j’invente ce que j’ignore, que j’aille à bloc dans la menterie. Ils ont semé le vent, ils récolteront la tempête, comme disait si justement un cultivateur de haricots.
— Je sais, ou plus exactement, nous savons pas mal de choses, mein Juge !
— Qu’entendez-vous par « nous » ?
— Mes chefs et moi.
— Le tribunal vous écoute !
Plonge, San-A. ! Plonge, mon gamin ! C’est à toi de jouer. On te présente le crachoir, glaviote abondamment.
— Les services secrets, et probablement, à cette heure, les services secrets britanniques, connaissent l’existence de votre association et son but qui est d’étendre la cessation des naissances dans certains pays désignés par vous.
Je les défrime, essayant de lire l’effet de mon bla-bla sur leurs bouilles patibulaires.
— Vous avez entrepris à notre connaissance, une double expérience : en France et en Angleterre. Celle-ci s’est avérée concluante. Malheureusement elle vous a contraint à vous « séparer » de certains trublions. Exemple, à Embourbe-le-Petit, ou votre correspondant (si j’ose employer ce terme) a essayé de vous faire chanter. Je veux parler du dénommé Moïse Assombersaut. Vous avez dû en outre supprimer la dame Prémolère qui en savait trop. Nous pensons, poursuis-je avec autorité, bien que je ne sois pas plus sûr de mon raisonnement qu’un Croisé ayant oublié la clé de la ceinture de chasteté de sa femme n’était sûr de la fidélité de cette dernière (ouf ! une phrase pareille sans escale, c’est téméraire). Nous pensons, reprends-je, qu’Assombersaut a commencé d’exercer son chantage en faisant des allusions au pauvre lord-maire devant madame, et c’est cette vieille chouette déplumée qui a donné l’ordre d’effacer votre complice français.
— Pesez vos termes ! dit sèchement le juge.
Mais je pige dans sa prunelle d’hépatique la justesse de mes suppositions.
— Ensuite ? presse le ci-devant perruqué.
— Votre lord-maire, à la suite d’incidents que j’ignore, a appris la vérité. Bien que sa mégère soit un membre éminent de votre parti à la gomme, cet homme intègre n’en décida pas moins de faire éclater la vérité ; alors Harryclube l’a tué.
— Que savez-vous encore ?
Je souris avec ambiguïté :
— Disons que c’est tout, herr Juge.
Il frappe la table de son poing grêle.
— Non, ce n’est pas tout ! Vous êtes au courant du Grand Secret, avouez-le !
Le Grand Secret ! Allons, bon : v’là du nouveau.
Comme quoi, vous le voyez, mes petites écrémeuses, chez San-A., y’a toujours du rebondissement, à croire que ses bouxons sont tirés sur caoutchouc mousse.
Le Grand Secret. Qu’est-ce que je fais ? Je chique à l’informé ou, au contraire, j’avoue mon ignorance.
— Je ne connais rien de ce fameux secret.
— Vous mentez !
Les assesseurs, Mistress Frottfor la première, répètent :
— Il ment !
— S’il est si grand que vous le dites votre secret, mes truffes, comment le connaîtrais-je ?
Le juge fait claquer ses doigts.
— Conduisez-le à la question et instrumentez-le jusqu’à ce qu’il avoue.
J’ai les poils du dos qui se mettent à friser sous ma limouille.
— Sacrés nazis de carton-pâte, si vous me torturez, je finirai peut-être par avouer que je connais votre secret, mais je ne pourrais pas vous dire ce qu’il est puisque je l’ignore.
— Emmenez-le ! tranche le juge, le Tribunal attendra ici !
Il se dresse et hurle un « Heil Hitler » qui aurait dépied-botisé le cher docteur Goebbels. Pauv’ cloche, va !
CHAPITRE XIV
NOUS, VOUS NOUS CONNAISSEZ ?
Sous bonne escorte, je suis entraîné vers un nouvel ascenseur, moins grand et beaucoup plus confortable (si j’ose ainsi m’exprimer, parlant d’un appareil de ce genre) que le monte-charge de naguère.
Descente…
Cet élévator, qui est pour l’instant un dévalator, nous dépose dans un vaste local tout en marbre blanc délicatement veiné de rose. Les murs, le plafond et les tables sont en marbre, idem que le plancher. Un énorme billot grand comme une roue de charrette occupe le centre de ce bizarre endroit. Adossé au billot, un gros type drapé dans un tablier blanc rouge de sang. Avant la frayeur, c’est la curiosité qui me taraude le plus. Franchement, je me demande dans quel circus on m’a entraîné. Et puis je pige. Ces ascenseurs, ces mannequins, là-haut, cette pièce de marbre où l’on accède par de vastes portes vitrées… Bien qu’il fasse noir au-delà des portes, je distingue des pyramides de boîtes de conserves dans la pénombre voisine. Nous sommes dans un grand magasin, les gars, pas d’erreur. Et on vient de m’amener au rayon boucherie, ce qui est effectivement le coinceteau idéal pour bricoler la bidoche des gens.
Le gros louchébem me toise de sa hauteur d’un air glacial. Il a une grosse moustache blonde, des joues plates comme les héros des bandes dessinées, et le cheveu plaqué. Il promène savamment un fusil à aiguiser[27] sur un énorme tranchoir à peine moins grand que le canif de feu M’sieur Deibler.
Le nazi qui dirige notre escouade me désigne au boucher.
— Tu as raison d’affûter ton instrument, lui dit-il, ce n’est pas encore fini.
— Je vois, répond le découpeur de viandasse.
Il fait miroiter son couperet dans une lumière de néon, comme une coquette sa glace à manche.
— Il doit absolument parler, déclare mon émule d’Himmler.
— Je vois, répète le boucher en me palpant de ses doigts courts et roses.
Moi, vous me connaissez, les aminches ? Je ne manque pas de courage. Disons même que sur ce chapitre je figure nettement au-dessus de la moyenne. Mais de me sentir tâter par cet horrible dépeceur me flanque des frissons d’au moins deux cent quarante volts dans l’armoire pépinière (comme dit le cher Bérurier).
— Qu’est-ce qu’il doit dire ? demande le gars Tranchelard.
— Le Grand Secret ! répond mon convoyeur.
— Je vois, triptyque le Sanglant.
Il se dirige vers le fond de la pièce. Des portes de marbre se fondent dans la paroi, tellement symétriques que je les avais prises pour des panneaux décoratifs. Il en ouvre une. De la lumière et une bouffée de froid répondent à son geste.
— Traînez-le un peu par ici, les gars !
On me coltine. Je sais déjà qu’il s’agit d’une chambre froide. À la dure clarté d’un énorme plafonnier, je distingue des quartiers de bœuf suspendus à de gros crochets. Ils sont parfaitement alignés et même décorés de fleurettes en papier.
— Voilà ce qui vous attend, mon bonhomme ! déclare le boucher.
Ce ne sont pas les quartiers de bœuf qu’il me montre, mais deux grandes corbeilles d’osier sur le carreau de la chambre froide. Le contenu de ces corbeilles fait en effet plus bœuf que les grosses papattes de vieux veaux suspendus dans la glacière. La première contient le tronc d’un homme. La seconde ses membres proprement tronçonnés. La tête du supplicié couronne l’horrible pyramide. Exsangue, convulsée, révulsée, dévastée par la douleur ; je reconnais la physionomie du malheureux Hébull-Degohom.
— J’ai commencé par les deux pieds, explique le bourreau.
Ensuite les mains, les avant-bras, etc… Tout ça va passer à la moulinette et partir à l’aube pour une pisciculture. Demain, je sais des truites qui vont se régaler.
27
Pléonasme ! Un fusil étant un objet qui sert à aiguiser, mais faut bien que je tienne compte de votre ignardise, pas vrai ?