— Impossible, m’sieur le maire, elle passe à l’Olympia en ce moment dans son récital de chansons à Ciboire !
— Ah, diable, c’est vrai ! En ce cas dites à la femme de ménage de la mairie de s’occuper d’elle.
Dès lors, le premier magistrat de la commune mesure se reprécipite à la tribune. Un édile, tous les prétextes lui sont bons pour prendre la parole en public car ses administrés ne se nourrissent que de harangues.
— Mes chers concitoyens et néanmoins amis, muqueuse Plantin : un beau jour, vous l’avez remarqué, ne vient jamais seul. Non seulement nous accueillons des jumelés de marque, non seulement le soleil est de la fête, mais nous avons la grande joie d’apprendre qu’une double naissance vient d’avoir lieu au pays ! Des jumeaux ! Cet heureux signe signifie, j’en suis con et j’en suis vaincu, pour ne pas dire convaincu, que les dames de notre commune, après une période de farniente maternel, comme diraient nos amis anglais, sont décidées à mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu, et redresser hardiment la courbe démographique d’Embourbe-le-Petit !
Re-bravos !
À l’instant où le maire salue des deux bras, comme s’il était l’auteur de cette double nativité un brigadier de gendarmerie, loucheur et bas de front, accourt en heurtant les chaises des seillers municipaux. Il saisit Évariste Plantin par le revers et lui exprime des choses avec une certaine véhémence.
— Pas possible ! fait m’sieur le maire !
Il lance à la ronde un « excusez-moi » inquiétant et fonce vers les marches de l’estrade. Se ravisant soudain, il se retourne et me crie par dessus des rangées de têtes troublées :
— Pouvez-vous venir, m’sieur le commissaire ?
Puis, à son cousin-traducteur :
— Toi aussi, Alexandre-Benoît.
On sent, à la voix, le meneur d’hommes, il tient sa commune dans une main de Deferre, le subrogé-tuteur de Marie-Marie. Nous le rejoignons au bas de l’escalier bordé de plantes vertes un tantinet soit peu fanées.
— Ben, qu’est-ce qui t’arrive, Variste, pour mouler ton festival en plein bigntz ? s’inquiète le délicat anglophone. V'là que tu me dépotes de l’estrade pile au moment que je me f’sais gratuler par la femme du lord-maire, elle est un peu pointue des montants, cette mistress, mais je lui trouve l’œil salingue. Paraît que les dames rosbifs c’est des aubaines de plumard ! Leurs matous sont tellement engourdis du manche qu’elles ont toutes du rabe d’extase à fourguer !
Le maire n’écoute pas. Il marche à vive allure, sur les talons du brigadier. Et tout en arpentant les ruelles tièdes de sa petite cité pavoisée, il mouline des brandillons et secoue sa tête anguleuse.
Je le remonte dans un virage, profitant de ce que je me tiens à la corde.
— Un malheur, mon cher maire ?
Il me virgule, sans ralentir le pas, un regard égaré.
— Un meurtre ! dit-il… Quelle affaire ! Un meurtre, chez nous. En pleines fêtes du jumelage ! Mais aussi, ça m’étonnait de ne pas le voir à la cérémonie !
— Qui donc ?
Il s’arrête net et porte la main à sa cage à serin.
— Voilà que mes palpitations me reprennent, je fais de la tachycardie paroxystique, des émotions pareilles, vous pensez !
Il halète ! Il est pâle et voûté. Béru s’approche :
— Dis donc, Variste, tu vas pas nous lâcher la rampe au beau mitan de la rue !
L’édile récupère son souffle qui demeure saccadé.
— C’est tellement épouvantable, fait-il en s’y reprenant à quatorze fois pour proférer ces neuf syllabes.
— Cause !
— On a trouvé mon second adjoint assassiné à son domicile. Je n’arrive pas à y croire. Un type si merveilleux, intelligent, actif, capable, gaulliste de surcroît, bref, le parfait collaborateur. Ton bras, Alexandre-Benoît, pour que je puisse continuer ma route !
Tandis que les deux cousins bras-dessus-bras-dessoutent, je rejoins le brigadier bigleux à petite tronche de marteau de cordonnier. Il sent la sueur, le drap neuf, la bière et l’eau de javel. Je me présente à lui et il se présente à moi : Marius Héolive, il est né à Lille de parents Corse. Son père était en vacances dans la capitale du Nord lorsque le pneu avant droit de sa voiture creva. Il eut la flemme de le réparer et se fixa dans la région.
Je lui dis que je suis enchanté d’apprendre toutes ces choses documentaires sur lui et il veut bien, dès lors, me fournir quelques renseignements sur le fait-divers qui démyocarde le palpitant du maire. La victime est un certain Moïse Assombersaut qui occupait les fonctions de directeur du service des eaux pour la région d’Embourbe-le-Petit. Elle vivait (la victime) dans un coquet pavillon de meulière au sortir (ou à l’entrée) de la ville. Veuf et sans enfant, c’est une vieillarde du pays qui lui ménageait le pavillon. Quelque vingt minutes plus tôt, un de ses collègues du conseil municipal, qui se rendait avec un grand retard à la manifestation, aperçut l’auto d’Assombersaut devant sa porte. Le seiller que je cause (qui circulait pédestrement) se dit que son co-conseiller s’apprêtait à partir et qu’il le véhiculerait jusqu’à la place du marché. Il traversa donc le jardin de Moïse Assombersaut et pénétra dans la demeure d’icelui dont la porte était restée ouverte.
Le directeur des eaux gisait dans son vestibule tué d’une balle de révolver.
— C’est encore loin ? demandai-je.
— Au bout de la rue des Frères Delay.
Précédant nos compagnons, nous nous y précipitons. Un cordon de police composé d’un gendarme du genre levantin défend l’accès de la maison du crime. Le gendarme est assis sur le perron de la villa, avec son képi sur un genou. Il se lève en nous voyant et le képi roule à terre.
— Personne n’est entré, Bonhanibe ? s’informe le brigadier, histoire de me prouver qu’il connaît son métier sur le bout de ses neuf doigts (il a eu l’auriculaire gauche détruit par l’allume-cigare de sa première voiture, car il avait enfoncé le doigt dedans afin de vérifier si la cavité était profonde).
— Personne, brigadier. Le cadavre est toujours là.
Nous pénétrons donc dans la maison et nous n’avons pas un grand chemin à faire pour rencontrer l’assassiné puisque ce dernier gît dans l’entrée.
C’est un monsieur de quarante et des, plutôt grand. Il est brun, dégarni du dessus, blême parce qu’un brin exsangue. Il a le nez crochu, et dans le menton une fossette pareille à un trou de balle (mais ça n’est pas une balle qui la lui a provoquée). Même mort, ce gus demeure antipathique, ce qui est plutôt rare, tous les pompes-funèbres-men vous le diront. Généralement, la mort gomme le mesquin des visages, elle les pacifie, les purge de leurs passions. Or, la frite de Moïse Assombersaut demeure contractée, sournoise, élaboreuse. Je ne l’ai pas connu de son vivant et, comme dit l’autre, je ne le connaîtrai jamais, pourtant je devine tout ce qu’il y avait de cupide chez cet être. Un radin, c’est sûr ! L’avarice l’a buriné. Elle lui a foutu ses rides à elle qui ne ressemblent à aucune autre. Et ces sillons ont fini par composer un masque dont seuls les asticots auront raison ! Faites pas la fine bouche, ça vous arrivera, mes petites mères ! Vous pouvez toujours vous la maquiller, la vitrine, vous la faire décorer main comme certaines porcelaines, le moment viendra que vous paumerez votre emballage cadeau, mes gueuses, pour trouver le grand calme ossatoire[4].
Le défunt a effacé deux chouettes pralinettes. L’une dans la caisse d’horloge, l’autre dans le tiroir à boustifaille. Il est tombé à la renverse, les bras dans le prolongement du corps, en une position de gisant. Son jus de veines s’est écoulé sous lui, formant une flaque épaisse qui déborde sa silhouette.
Il était en train de se loquer pour la fiesta, Moïse, lorsque son assassin l’a plombé. Il avait passé son grimpant, sa limace blanche. Il nouait un nœud papillon, qu’il n’a pas eu le temps d’achever. Je suppose qu’il se le tortillait devant la glace de sa chambre quand on a carillonné. Il est descendu ouvrir, et alors le visiteur lui a propulsé deux pépins de gros calibre presque à bout portant. En plein jour, c’est assez gonflé, non ? Assombersaut n’a pas eu le temps de manifester son désaccord : il est tombé foudroyé.
4
Vous caillez pas la laitance à chercher ce mot dans le dico, je viens de le néologer à l’instant !