« Bon, ajoute-t-il en empoignant la poignée de la porte, c’est bien vu, pas de question, on peut se mettre au travail.
Pauvre Félicie, va ! Avoir enfanté un garçon aussi beau et intelligent pour en engraisser des truites britiches, franchement, c’est pas de pot ! Terminer en fiente de poisson, vous parlez d’une sépulture ! J’en ai l’estomac qui se retourne comme une chaussette hâtivement ôtée. Des cloches me carillonnent un vilain glas aux oreilles. La fade odeur de viande morte achève de me chavirer. Je mollis des cannes. L’horreur absolue. Ce ramassis de fous sanguinaires, déphasés par de sottes convictions politiques ! L’immensité de ce grand magasin… La vision monstrueuse du sort qui m’attend. Oh, pardon, M’man, au secours ! Tire-moi de cet enfer… Pouce ! Je ne joue plus.
— Allongez-le sur mon billot ! ordonne l’homme au couperet, d’une voix justement tranchante.
Je fais un effort surhumain pour me ressaisir, ne pas couler dans le sirop. Rester un homme coûte que coûte, jusqu’au bout.
Un homme !
Je murmure !
— Vous n’allez pas faire ça ! nous sommes tous des hommes, quoi !
On dirait qu’ils ignorent la signification de ce mot, les sacrificateurs. Ils ont abdiqué toute notion de pitié.
Me voici couché sur l’énorme pièce de bois chargée d’une senteur doucereuse, mais dont mon nez reconnaît la putridité.
— Tu ne vas pas tourner de l’œil, dis, espèce de Français communiste ! ricane le chef d’escouade.
Il ajoute avec un brin de fierté.
— Le traître Hébull-Degohom ne s’est évanoui qu’après l’ablation de trois membres, lui. Il faut dire qu’il a tout de même été formé à notre vaillante école national-socialiste…
Le louchébem caresse d’un pouce amoureux le fil de son monumental tranchoir.
— Je commence ? s’impatiente-t-il.
— À moins qu’il ne parle tout de suite ! fait le chef gestapiste. Tu parles ?
— Mais bonté divine, je ne peux rien vous dire puisque je ne le connais pas, votre secret, polichinelle !
— En ce cas, vous pouvez y aller, compagnon, déclare le gars au boucher.
Le Samson nazi arrache mes chaussures, puis mes chaussettes et retrousse le bas de mon futal.
— Attention aux éclaboussures ! dit-il à ses petits copains.
Tous s’écartent du billot.
Il me cramponne un paturon. Je garde les yeux ouverts. Que fait-on en pareil cas ? On chante la Marseillaise ou on récite une prière à sa fin utile ? On crie bien fort Maman ? On pense à l’ami Jésus sur sa rampe de lancement ? Ben, affranchissez-moi, quoi, les gars !
Un éclat de météore. C’est le couperet qui s’élève. Il retombe. Mais en arrière. Et le louchébem tombe aussi. Blaoum !
Je tourne la tête. Vous savez ce qui lui est arrivé à ce chérubin ? Vous essayez de deviner ? Oh, puis non : on serait encore là demain. Une flèche, mes gredins. Une flèche, voilà ce qui lui est arrivé. Et en plein dans l’œil. Elle a pénétré de dix bons centimètres dans sa tronche de goret.
Dès lors, les choses se précipitent. L’une des portes vitrées s’ouvre en grand. Béru surgit, armé d’un arc. Il le jette au loin et assure dans ses belles mains guerrières la mitraillette qui lui pend à l’épaule et dont il n’a pas fait usage pour ne pas risquer de m’atteindre en arrosant.
— En dessus ! hurle-t-il. En dessus tout le monde.
Les assistants pigent qu’il a voulu dire hands up. Ou s’ils ne le pigent pas, ils font semblant de comprendre car ils lèvent les bras, instantanément, dociles, les farouches nazis.
Pépère est magistral avec sa sulfateuse braquée. Il gagne à reculons la porte de la chambre froide, l’ouvre à tâtons, d’une main preste.
— Go tous in the frigo, mes vaches ! Rapidely, sinon ail bousille you !
Sa voix est terrible, sa détermination farouche, son œil flamboyant de rage. Dompté, le petit groupe s’engouffre dans la glacière. Lorsque le dernier en a franchi le seuil, le Dodu ajuste la fermeture.
— Tant pis pour les ceux qu’ont pas mis leur Rasurel, dit-il.
Il cramponne un ya et vient trancher mes liens.
— Une fois z’encore, si je m’abuserais pas, on peut dire que j’ai fait une arrivée provisionnelle, pas vrai, Mec !
Je suis en coton. Terrassé par l’émotion, il m’est impossible d’esquisser le moindre geste. Je grelotte spasmodiquement.
Le Gros poursuit, aussi calme que s’il se trouvait en train de pêcher l’ablette dans un étang de Sologne.
— Reusement que, pas plus tard que le mois dernier, je m’ai entraîné à tirer à l’arc chez mon pote Lulu, à La Varenne. On avait parié une friture au Petit Matelot et c’est mécolle qu’a gagné.
Il lance sa mitraillette sur un étal de marbre.
— Doivent être vachement mirots ou chocotards, tes pieds nickelés pour pas s’avoir aperçu que ma mitraillette vient du rayon des jouets. Je l’ai cramponnée en passant, ainsi que l’arc et le narquois[28] plein de flèches.
— Si tu avais pu trouver une bouteille de raide, bégayé-je, elle aurait admirablement complété ton œuvre salvatrice, mon vieux Béru !
Je l’embrasse sur ses deux bajoues.
Mais nos effusions sont interrompues par le tsut-tsut d’un pétard à silencieux. Des prunes se fichent dans le billot de bois, à trois millimètres virgule huit de ma jambe.
Nous, vous nous connaissez ! Montés sur ressort dans ces cas-là, nous sommes ! La deuxième valda n’a pas plutôt fait sa niche dans le gros du bois qu’on se trouve à terre. On a dû avoir des boas dans nos antécédents, à en croire notre vitesse de reptation.
On se carapate en direction de la lourde par où la Gonfle irruptionna ; par bonheur on la franchit à l’instant où ça invase dans la boucherie. » Nous ne sommes pas encore tirés de l’auberge.
Il en radine des flopées de nazifiés. Ils se remuent la botte, je vous promets. Heureusement que la porte qu’on vient de franchir est montée sur va et vient, ce qui leur complique le passage un tantinet. Ils déboulent pourtant à nos basques.
Le Gros ronchonne parce qu’il n’a pas de pétoire. Il aimerait canarder pour se débrider les nerfs. Plomber tous ces foies-blancs ; les truffer à bloc jusqu’à ce qu’ils soient noirs de balles, tous !
On a déboulé au rayon alimentation.
— Aide à la manœuvre, Mec ! vagit le Mastar en s’arcbandant contre un comptoir de présentation où des boîtes de petits pois hymalayasent.
La rogne, vous parlez d’un dopinge ! Et l’esprit de conservation, donc ! Deux gus en pleine décarrade comme nous, ça en représente des kilowatts et des chevaux-vapeurs ! D’un double rush on parvient à renverser le comptoir. Oh ! c’t’irruption strombolienne, mes aïeux !
Cinq cents boîtes de conserves qui chutent en même temps, on peut pas croire l’énormité du désastre. Le bruit roulant qui n’en finit pas. Les premiers de la ruée ont dérouillé les kilogrammes en rondin sur la calebasse. Ils crient aux petits pois, c’est le cas de le dire. Les autres butent sur les boîtes qui leur roulent dans les pinceaux.
Ils tirent au jugé. Leurs bastos fracassent des bonbonnes d’huile et des fiasques de chianti ; le Gravos et moi, nous profitons de cette confusion pour filer dans le local suivant, qui est sûrement celui de la poissonnerie vu qu’il schlingue le merlan. On poursuit notre œuvre attilienne en renversant les barils de morue salée. Un vrai film de Charlot !
Mais les services de répression nazis s’organisent. Les lumières éclosent un peu partout dans le grand magasin, nous découvrant d’immenses espaces encombrés de rayons. Un labyrinthe ! À quatre pattes on trottine comme deux gentils garennes. Une voix éclate, vomie du haut en bas de l’immeuble par les baffles des haut-parleurs.