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Gros chançard, je le repère. L’escalier roulant ! À cette heure nuiteuse il ne roule pas, mais je m’en tamponne. Il est étroit, et les deux parois qui le bordent constituent un abri sûr. Les défourailleurs ont repris leur canardage. Les bastos étouffées à leur déboulé me rappellent le bruit de la farine de lin en train de bouillir.

Quand j’étais chiare, M’man me drapait de cataplasmes étouffants à la première reniflade ou au premier toussotement. J’avais beau me gaffer, me démorver en douce ou déguiser ma toux en rire, elle repérait directo les symptômes, Félicie.

« Antoine, elle disait, soucieuse, tu me fais un rhume. Il faut le soigner avant que qu’il ne te tombe sur la poitrine. » En attendant c’était sa farine brûlante qui me tombait sur la cage à éponges. Ça piquait vachement. Je bramais comme un sauvage et cette substance mollasse que je sentais palpiter à travers le linge qui l’enveloppait me filait mal au cœur.

J’escalade l’escalator (et à travers). Ouf, me voici au first étage. Ici c’est le calme et le repos. L’endroit n’est éclairé que par les lumières d’une grande rue dans ses parties nord et ouest. C’est donc par là qu’il va falloir se manifester.

Je fonce vers les immenses glaces isoplanes. Derrière, c’est London, la nuit. Des taxis des noctambules, des poulagas déambulent d’une démarche nonchalante, une vitre me sépare d’eux, c’est-à-dire du salut. Mais quelle vitre, mes amis ! Pour la briser il faudrait un marteau-piqueur, et encore, je doute…

Je cherche du contondant autour de moi. Je suis au rayon des sports. J’avise une haltère. Elle n’est pas très lourde, mais elle doit tout de même peser une demi-stone, soit trois bons kilogrammes, comme on dit dans les pays civilisés.

Je l’assure dans mes mains. Je me place à trois mètres de la vitre et je l’y propulse de toutes mes forces. Que croyez-vous qu’il arrivât ? L’haltère me rebondit au pif. J’ai juste le temps de faire un saut de côté pour ne pas la déguster toute crue. Le choc a produit un grand baôum vibrant. Probable que les nazis d’en bas l’ont perçu. Me voilà marron. À moins que mon cerveau inventif ne trouve une solution.

M’efforçant au calme, je file des coups de périscope désespérés alentour, sondant la pénombre dans l’espoir d’y découvrir quelque chose susceptible de me tirer du merdier. Si au moins ils vendaient des mitrailleuses lourdes dans ce magasin ! Mon regard caressant tombe en arrêt sur une théorie de motocyclettes rangées comme à la parade gendarmière au rayon suivant. Les rosbifs, faut admettre, s’ils sont zéro question de la tortore, pour ce qui est du motocycle on n’a encore jamais trouvé leur pareil.

Ces motos sont de vrais petits monstres d’acier aux chromes étincelants, « Hélas, me dis-je, leurs réservoirs sont vides. » Mais au bout du rayon, se trouve une sorte de box capitonné de caoutchouc dans lequel une moto est remisée comme un canasson dans son van. Le bolide a le cul levé sur son trépied. Je comprends qu’il sert à la démonstration. On lui fait ronronner la tripe dans ce box, pour expliquer aux amateurs comment qu’ils tournent bien rond, les moteurs Triumph, et de quelle manière il se drive le coursier apocalyptique.

Une 500 culbutée ! Je vais essayer de la faire culbuter davantage !

Un piétinement nombreux dans l’escalier. V’là les archers d’Hitler qui la ramènent. Je saute sur la péteuse. D’un coup de hanche je l’extrapole de sa béquille. Contact ! Le coup de latte de lancement. Ô miracle ! ça explose docile. La pétarade emplit tout le magasin dès que je suis sorti du compartiment insonorisé. Un vacarme de tous les diables. Je fonce dans la travée où les nazis se rabattent. Ils me tirent dessus, mais d’une main mal assurée, parce que ça les trouble ce bolide en action dans le magasin ! Je leur arrive dessus sans avoir effacé de projectile. Ce carnage, mama-mia ! Je te les ramone en moins de rien. Bloqués par les comptoirs, ils ne peuvent que reculer, seulement je suis plus rapide que leur panique, vous pensez bien. Je les tamponne, les culbute, les écrase. Une volée de cris abominables me déchire les tympans au passage. À califourchon sur ma monture d’acier, je pique droit vers la vitre donnant sur la voie illuminée. Surtout rate pas ton coup, San-A., sinon tu ressembleras au hachis en quoi ces messieurs projetaient de te transformer. La distance diminue, la vitesse augmente. Combien ça peut peser une moto de ce calibre ? Pas loin d’une demi-tonne, non ? Une demi-tonne lancé à quatre-vingts à l’heure représente une force de percussion de…

Parole, mes chéries, je me dis tout ça en un éclair. Comme je n’ai pas le citron de Blaise Pascal, je trouve pas la solution du problo avant le vrraoum.

« Allons, saute, maintenant, San-A. ! Non, si ma cabriole déséquilibre l’engin, il risque de tomber avant de percuter la vitre et de s’enquiller dans un rayon. Au dernier moment ! Dur à évaluer un dernier moment. Combien de mectons roupillent au Père Lachaise pour avoir commis une infime erreur d’appréciation ? »

Tout s’opère au ralenti, malgré la fulgurance de l’action.

« T’es à quatre mètres de cette vacherie de vitre, Santonio, plonge, bon Dieu ! »

Je repère le rayon de sport… Des piles de survêtements…

« Plus que deux mètres. C’est la bonne distance. Hop ! »

Merde ! Ma godasse reste coincée sur le repose-latte. Celui-ci a dû être tordu pendant ma ruée dans le paquet de nazis. Je tombe à la renverse. Le pot d’échappement du monstre me file un coup de lampe à souder dans la poire. Je me sens entraîné. Et puis mon panard largue mon soulier. Une explosion terrifiante retenti. Vous ne pouvez savoir le bruit que ça fait quand ça éclate, une vitre de dix mètres sur six.

On vient de me renverser une charretée de verre pilé sur le râble. Je vais pouvoir me racheter des petits souliers, comme dans la chanson !

J’entends le fracas de la moto explosant à son tour dans la Street. Pourvu que personne ne l’ait morflée sur la hure !

Je demeure un instant immobile, à me demander si je vis encore réellement.

Un terrible silence succède au fracas. Celui-là même qui ponctue les cataclysmes. Il dure, il s’éternise, il pétrifie le monde. Enfin des cris retentissent ! Des bruits de pas. On s’exclame ! On se hèle ! Des voitures freinent ! Y a des coups de sifflet ; des galopades !

J’attends, rigoureusement immobile sous mon tas de verre. C’est bath le sécurit car ça tombe en poussière. Non loin de moi, mes blessés remuent. Ils n’ont plus d’idées homicides, simplement ils aspirent à être ailleurs le plus rapidement possible. Les moins touchés soutiennent les éclopés, les moins sonnés analysent la situation, déterminent des conséquences, font entrevoir du funeste.

« Filons coûte que coûte avant l’arrivée de la police ! Si on nous découvre ici en uniforme, c’est la fin de notre organisation ! »

« Vive notre führer bien aimé ! » lance un zig qui a dû déguster un gnon soigné sur la coupole.

« Ta gueule ! » répond un autre que le danger dénazifie. Ce petit monde effarouché s’esbigne précipitamment.

Bravo, San-Antonio. Tu les a eus !

Affalé sous mon tas de verre, je médite. Pas le moment, dites-vous ? Pauv’ cloches, va ! C’est toujours le moment de faire le point, de prendre les mesures de l’existence. Chaque fois que j’enregistre une victoire, mon imagination me distance pour aller mesurer les conséquences d’une défaite dans un futur maléfique puisqu’incertain.

Soudain tout mon être a un sursaut.

Et Béru !

Ingrat ! Je viens d’avoir quelques secondes d’oubli. La bouffée d’orgueil : tu les as eus, San-A. ! Et mon snob, hein ? Grâce à qui les as-tu eu ? sinon à Alexandre-Benoît, le seul, le vrai, l’unique. Le plus dévoué, le plus opportun, le plus téméraire des amis.

Béru ! Qu’est-il advenu de ce brave terre-neuve ?