— Arrêtez, nous y sommes !
Le cœur battant, je lève les yeux sur un immeuble triste et sale. Malgré ma nuit blanche, je sens courir en moi une énergie toute neuve.
— Alors « il » est là ? murmuré-je.
— Oui.
Elle se voile la face.
— Comme j’ai honte de l’avoir trahi !
— Pas le moment, coupé-je. Les femmes sont faites pour ça, Molly. L’histoire universelle n’est constituée que des tueries des hommes et des trahisons des femelles ! Allez, go !
Nous nous engouffrons sous un porche qui malodore.
Au premier, elle désigne une porte.
— On doit frapper d’une façon particulière, je suppose ?
— Oui.
— Eh bien, qu’attendez-vous ?
Elle replie son index.
Toc toc… toc toc toc toc… Toc !
Un moment s’écoule. Enfin un garçon blond et blême, aux yeux bleus pleins de fièvre, vient délourder. Il regarde Molly, la reconnaît et ouvre en grand. Il salue à l’hitlérienne, mais sans un mot. Machinalement, Molly répond par un même geste de la main.
Nous entrons.
L’appartement est modeste, presque minable. Les murs pisseux racontent des déboires ancestraux. Le freluquet blafard a rajusté la chaîne de la lourde. Il nous introduit dans une salle à manger lugubre où il n’y a personne.
Il appuie sur la moulure du mur. Aussitôt, un vaisselier pivote, nous découvrant un vaste local d’un luxe délirant. Tout brille, tout est opulent : les meubles, les tentures, les objets délicats.
Un vieillard à la mine soufrée est assis dans un grand fauteuil, une peau de zibeline sur les jambes.
En le voyant, Molly éclate en sanglots :
— Heil Hitler ! larmoie-t-elle.
Le vieillard redresse la tête et lève lentement son bras décharné.
— Heil moi-même, chevrote-t-il EN ANGLAIS !
Un fabuleux silence succède à cet échange.
Nous nous défrimons, le vioque et moi. Il s’étonne de pas recevoir nos saluts à nous. Moi je le détaille à m’en désorbiter les lampions. Oui, c’est sûrement lui. Ce nez pointu, ce regard fixe d’illuminé… La mèche est blanche, mais elle est ; ainsi que la moustache fameuse. Adolf Hitler, mes bons biquets. Le Führer ! Il a quatre-vingts carats, mais on le reconnaît parfaitement sous sa couche d’années.
— Qui êtes-vous ? gutturale-t-il.
— Police !
Le jeunet couleur de navet blanc s’écroule. Il allait sauter sur une arme, mais le prompt Béru vient de l’étaler d’une manchette à la nuque.
Terrassée par le remords, Molly s’évanouit.
Ces menus incidents me laissent de marbre. Je n’ai d’yeux que pour le fantôme démasqué dans son réduit capitonné. Je remarque alors une longue cicatrice à sa tempe. « La balle qu’il s’est tirée dans le bunker de Berlin », songé-je.
Un mélange d’incrédulité, d’effroi, de répulsion, d’obscur respect aussi, m’emplit jusqu’à la gorge. Je ne trouve rien à dire. Je pantèle. Toutes mes lectures à propos du mystère Hitler affluent à mon esprit.
Le cartésien Béru réagit plus vite que son vénérable boss.
— Eh ben, dis donc, il a pris de la boutanche, Adolf !
Que se passe-t-il ? Son exclamation, le Mastar l’a exclamée en français, et le vieux Führer paraît avoir compris. J’ignorais qu’il eût été polyglotte, Hitler.
— Vous êtes français, bredouille-t-il sans un pouce d’accent.
— Yes, Adolf, rétorque Béru en se pavanant, on est franchecaille de père, de mère et de parti-pris ! T’as bien cru te la farcir, la France, en 40 hein, ma vache ?
— Déconne pas, Gros lard ! bavoche le revenant.
Il hoche la tête, souriant de notre hébétude :
— Tant mieux que vous soyez venus, mes amis, je commençais en a avoir ma claque de ces cinglés. D’ac, j’avais la planque idéale, mais maintenant qu’il y a prescription, je voudrais bien aller renifler l’air de la Butte une dernière fois avant de calancher. Mais asseyez-vous, mes drôles qu’on écluse on gorgeon de champ pour fêter ça. Ouvre ce secrétaire, mon garçon, il fait frigo, et sors-nous une Dom Pérignon. Merde ce que ça fait du bien de jacter sa langue maternoche. Je m’en gargarise les amygdales, depuis le temps que je me tartais entre l’allemand et le rosbif !
Et il se met à table, coupe en main, le faux Hitler. Son vrai nom, c’est Adrien Blanchut de Levallois, plus connu jadis dans le mitan sous le surblaze de Blanblan-la-Tirelire, car il s’y entendait pire qu’un ingénieur de chez Fichet pour décortiquer les coffiots.
Voici une douzaine d’années, au cours d’un cassement, il s’est fait interrompre par le proprio de l’appartement où il opérait. Perdant la tête, il a voulu faire taire le gueulard d’un coup de vilebrequin. Manque de fion, il lui a enfilé sa mèche (pas sa mèche de cheveux, celle du vilebrequin) dans l’œil, à ce trouble-fête ! L’autre s’est révélé mort dans la seconde qui a suivi. Affolé, Blanblan-la-Tirelire s’est sauvé et s’est empressé de prendre le train pour London.
— Ici, continue-t-il, j’ai battu la galoche quelques temps. Je connaissais personne, mon pécule avait fondu. Et puis v’là qu’un soir où je radais dans Whitechapel, un couple de bourgeois qui me dévisageaient depuis un temps m’aborde. « C’est fou ce que vous ressemblez à Adolf Hitler » me disent-ils. Parce que c’est vrai, le sosie du führer j’étais on m’a assez charrié pour ça à Pigalle. Comme j’avais appris l’allemand du temps que je faisais le maque à Berlin, après 18, je leur faisais des imitations, aux aminches du Cochon Mauve. Je m’étais intéressé à la vie de cette espèce de faux jumeau et j’avais lu beaucoup de biographies du monsieur, cherchant à découvrir un brin de parenté quéconque pour expliquer c’t’ressemblance…
« Tout ça pour vous narrer comment l’envie m’est venue de les mener en barlu, les deux bourgeois. Je m’ai mis à leur raconter une phénoménale salade, selon quoi j’étais bel et bien le Führer soi-même, planquousé à London depuis la guerre. Je leur ai fignolé un méchant western, sur fond de Berlin en flammes. Le bunker… Mon suicide… La chère Eva Braun… Et puis le cousin germain de mon aide-de-camp qui me tire des griffes du chauffeur au moment qu’il m’aspergeait d’essence pour me fricasser. « Mais le Führer vit toujours, son cœur bat » il se serait égosillé !
On m’évacue dans une voiture de livraison… La Bavière, ma convalo… Je passe en Suisse, de là en Espagne. Franco refuse de me croire, me menace de ses geôles. Je m’évacue au Portugal où Salazar ne veut pas m’accorder le droit d’asile et me conseille de décarrer pour l’Angleterre, pays de la vraie liberté…
Il est au poil, ce Vioque ! On le sent tellement heureux de se débobiner. Il raconte tout, avec détails en italique. Le couple incrédule au début, mais troublé par sa cicatrice à la tempe. À la fin, les deux bourgeois l’emmènent chez eux, font venir d’autres hurluberlus. Ils appartenaient au néo-parti-nazi, ces pommades ! y’avait du jeu dans leur matière grise. Ils ne demandaient qu’à le croire, Blanblan-la-Tirelire, au fond. L’hallucination collective, en somme ! Quand on se monte le bourrichon à plusieurs, ça prend d’énormes proportions. Ils se sont mis à l’idolâtrer, le vénéré Führer. Ils lui ont mignardé cette planque où, depuis un paquet d’années, notre homme coule d’heureux vieux jours, infiniment douillets. De temps à autre il accorde une audience. Les dingues viennent lui raconter le monde futur… Leur plan ? Développer le parti national-socialiste en créant des filiales dans le monde entier. Parallèlement entreprendre une campagne de dénatalité sur toute la planète. D’ici quelques générations, avec une population réduite aux seuls éléments nazis qui eux continueraient de procréer en douce et d’éduquer leurs gamins, l’univers devait repartir sur un bon panard.