— Service, consent le docile pandore.
Bérurier remue le cadavre du bout du pied, comme il le ferait d’un sac de linge sale.
— Qu’est-ce c’était ce pégreleux ?
Le terme flagelle le sens des valeurs du brigadoche.
— M. Assombersaut ! Le directeur du service des eaux de la ville !
Ces fonctions ne sont pas de celles qui peuvent impressionner le Dodu, vu que Béru ne fait appel à l’eau que lorsqu’il porte son choix sur une boisson anisée.
— Et alors ?
— Conseiller municipal…
— M’en fous !
— Un conseiller très influent, comme qui dirait le bras droit du maire !
L’esprit de famille reprend le dessus chez mon ami.
— Mon cousin n’a pas besoin de bras droit, certifie-t-il. Ensuite ?
— Ben, heu, je ne vois pas…
— Situation de famille ?
— Veuf !
— Depuis longtemps ?
— Des années…
— Il devait avoir un brancard de rechange, pour lors ? Il se farcissait qui est-ce ?
— Selon les bruits qui courent, chuchote Héolive, il aurait t’eu une liaison avec Mme Prémolère, la dentiste.
Doctement, Bérurier tire de sa poche quelques feuilles de papier hygiénique sur l’une desquelles il rédige le nom de la personne sus-indiquée, à l’aide d’une pointe Bic[7].
— Cette effeuilleuse de ratiches est marrida, œuf corse ?
— Non : divorcée.
— Une rapide du chaudron, je suppose ? catalogue d’office l’Enquêteur.
— Y a longtemps qu’ils jambonnaient ensemble, cézigue pâteux (il désigne le mort) et elle ?
— Un ou deux ans.
— C’est le carambolage express, à la vite-fait-sur-le-gaz, ou bien la grosse passion affichée ?
— Plutôt ça, oui, précise Héolive, le bruit concourait comme quoi ils allaient se marier. Ainsi, pour vous donner un exemple, ils partaient en voyage ensemble. Récemment, quand M. Assombersaut est allé en n’Angleterre pour arranger le coup du jumelage d’aujourd’hui, elle l’a accompagné.
Sa Majesté montre le cadavre au-dessus duquel, une merveilleuse mouche bleue, à reflets verts, exécute déjà une opération de reconnaissance.
— Il était au pèze ?
— Une certaine n’aisance…
— Et le gus qui l’a découvert, où qu’il est ?
— À la gendarmerie, j’y ai demandé de rester à l’indisposition de la justice.
Béru lui tapote l’épaule.
— Un bon point, mon petit Vieux, condescende-t-il. On va aller lui dire deux mots !
— Vous savez, s’empresse le pandore, c’est un monsieur au-dessus de tout soupçon : retraité de la ville de Paris, père de neuf enfants, décoré, président de…
— M’en fous, j’ai vu pire ! assure le Catégorique, allons lui causer, tu viens avec nous, San-A. ?
— Non ! faut que je récupère M’man et qu’on se rapatrie sur Saint-Cloud, Mec.
— À ta guise, comme disait le duc du même nom ! riposte l’Enflure. J’espère que tu reviendras faire un viron par ici avant la fin de mes vacances.
Je le laisse à son enquête, avec un brin de regret au coin de la conscience. Un beau crime, en plein jumelage, ça me titillait la glande investigatrice…
Un chien, même lorsqu’il n’est pas affamé, a horreur d’abandonner un os à un autre clébard, non ?
CHAPITRE III
OÙ IL EST FORTEMENT QUESTION D’UNE OMELETTE À LA BÉRU
Assise sur la margelle du faux puits d’où aucune vérité à poil ne sortira jamais, mais qui met une touche rurale dans notre jardin banlieusard, Félicie me regarde clouer du grillage sur un cadre de bois.
— Tu te débrouilles très bien, mon Grand, assure la chère femme, pourquoi dis-tu toujours que tu ne sais rien faire de tes dix doigts ?
Elle déteste mes autocritiques, M’man. Son Antoine, elle le veut rayonnant de toute sa gloire, sans taches ni ébréchures, fleur de coin comme on dit en numismatique.
Je recule pour juger de mon œuvre. Blotti dans l’angle formé par le mur mitoyen et notre pavillon, le poulailler que je suis en train d’achever n’a pas mauvaise allure. Coiffé d’une toile goudronnée qui scintille au soleil, il sent le bois blanc et la colle forte.
— Les poules me tiendront compagnie quand tu ne seras pas là, poursuit Félicie ; que pourrais-je bien choisir, comme race, à ton idée ?
Les élevages modèles d’Évariste Plantin l’on terriblement impressionnée, cette chérie.
V’là trois semaines qu’on débat la délicate question. La table de la salle à manger est garnie d’opuscules édifiants qui s’intitulent : Ma Basse-cour, Comment construire un poulailler, Mes œufs et moi, Je suis fermière, etc.
M’man hésite. À tout bout de champ elle chausse ses lunettes à monture de fer et réempare un des bouquins. Elle lit attentivement certaines pages qu’elle sait déjà par cœur, repose la brochure et soupire.
— Ça dépend de ce tu attends de ta volaillerie, M’man. Si c’est seulement des œufs, y a pas à hésiter : achète des bresses-noires, seulement elles ne valent pas grand-chose pour la bouffe. Je crois qu’il te faudrait du poulaga double usage : croque et ponte, genre Leghorn.
M’man opine. Ce qu’elle attend de moi, ça n’est pas un conseil, mais une décision.
— Tu dois avoir raison, mon Grand. De toutes manières nous irons ensemble les acheter, quai de la Mégisserie, n’est-ce pas ?
— Tu parles !
J’sais bien que ça ne rime à rien nos supputations et qu’on se ramènera avec quelques bestioles abracadabrantes, style poulet d’Inde mité, uniquement parce ces animaux nous auront apitoyés dans leurs cages chez les oiseleurs. Tout ce que je peux vous dire, c’est que les poularduches qu’on ramènera seront heureux comme des coqs en plâtre ! Ça risque pas que Félicie leur torde le cou. Ils clamseront de vieillesse, c’est couru.
— Alors, ça se termine, ce poulailler ? lance une voix, depuis des hauteurs…
Je me retourne. Le buste de M. Langrené, notre voisin, surplombe le muret sommé de tuiles creuses. Un brave homme, M. Langrené. Tranquille, furtif, retraité depuis des années de je ne sais quelle vague compagnie d’assurances. Il existe entre une épouse infirme et un chien qui ne peut plus se traîner à force de vieillesse. C’est le chien qui pleure et l’infirme qui aboie. Toujours à héler le malheureux mari pour qu’il vienne lui remonter son oreiller ou qu’il lui passe ses friandises. Et lui, gentil une fois pour toutes, s’exécute sans jamais rechigner. Il a l’air heureux de vivre pour quelqu’un d’autre. Sa mémère, je crois bien qu’il l’aime, d’un vrai amour à côté duquel celui de Roméo pour Juliette n’était qu’une chanson de Tino Rossi. Sa seule distraction, à M. Langrené, c’est le jardinage. Les plus belles tomates du quartier, les premières fraises, les roses les plus plantureuses, c’est chez lui qu’on les trouve.
— Terminé, réponds-je, manque plus que les locataires !
— Vous pensez prendre un coq ? demande-t-il.
On n’a pas encore potassé la question. Un coq, dans une mini-basse-cour, c’est presque une bouche inutile, vu que les œufs éventuels, on ne les fera jamais couver.
Le vieux voisin essuie son front ridé d’une main terreuse.
— J’aimerais bien entendre chanter un coq, le matin, nous dit-il avec un bon sourire d’excuse, ça ferait joyeux, au milieu de ces immeubles.
Il a un geste puni pour nous désigner les grands ensembles qui nous cernent. Avec nos pavillons microscopiques, on a l’air de deux pêcheurs dans leurs barques au milieu d’un port bourré de formidables paquebots. C’est étouffant. On en est réduit à conserver le regard baissé pour ne pas affronter ces monstrueuses falaises criblées de fenêtres curieuses.