— On va peut-être en prendre un, hein, M’man ? promets-je évasivement.
Mais Félicie essaie d’être pratique !
— Vous savez, monsieur Langrené, un coq ne servirait à rien car je ne compte pas faire l’élevage. J’ai juste envie de deux ou trois poules pour les œufs coques et la compagnie.
— C’est pourtant bien joli, des poussins, assure le vieillard, il n’y a rien de plus beau au monde.
Il a un sourire mélancolique.
— Notez bien qu’à notre époque, on se demande jusqu’à quand elle va être assurée, la reproduction des espèces… Je suis convaincu que leurs saletés atomiques ont tout détraqué, y compris le règne animal. Vous avez lu les journaux, ce matin ?
— Pas encore, répond Félicie.
— Dans le mien, on raconte qu’il n’y a pas eu une seule naissance depuis près d’un an dans une agglomération de la banlieue de Londres. Pas une, sur une population de dix mille habitants, c’est insensé, non ? Il paraît que les Anglais paniquent…
Mon marteau me tombe de la main et me réveille le gros orteil qui somnolait dans un vieux mocassin éculé.
Il suffit d’une phrase, innocente en apparence, pour, des fois, vous faire choir sur la coloquinte, en plus d’un marteau, un Himalaya de pensées vagues, d’idées confuses, de sentiments évasifs et de sensations informulées… J’avais dans mon sub tous les ingrédients susceptibles de fournir un sacré mystère, seulement ils restaient autonomes. Fallait un coup de cuiller à pot pour les mélanger. Un précipité vient de se former. Hop ! la bavette magique du vieux voisin à réussi le phénomène de la catalyse. Vous êtes là, peinard, dans votre petite crèche banlieusarde, à fabriquer un poulailler, et puis une réflexion tombée d’un muret vous bouscule les méninges…
Une ville de dix mille habitants sans une seule naissance depuis douze mois ! En Angleterre ! Je revois le cousin Évariste la première fois, à la terrasse du bistrot, près du groupe scolaire de Marie-Marie… Les gens des communes avoisinantes commencent à se ficher de nous et à traiter nos hommes d’impuissants, déplorait m’sieur le maire ! M’sieur le maire qui s’est jumelé avec des Angliches, justement ! Et dans la commune duquel un meurtre a été perpétré, pendant la visite des dits anglais, sur la personne du conseiller municipal qui, précisément, s’en fut négocier le jumelage outre-manche. Pour ma cervelle de poulardin, ça compose une fresque, tout ça… Une chouette bande dessinée en couleurs !
— Qu’est-ce que tu as, Antoine ?
— Je reviens tout de suite, M’man !
Elle doit me croire atteint de dysenterie, ma Félicie, à la manière que je cavale vers la maison !
Dans les lointains, la voix aigre de la mère Langrené trompette un retentissant :
— Ernest ! La bassine !
— J’arrive, mon trésor bleu ! lui rétorque son guerrier fougueux…
Quatre à quatre je grimpe dans ma chambre et fonce droit à ma garde-robe. Voyons, quel complet portais-je, dimanche dernier ? Le gris clair, en soie sauvage, je crois bien… Je fouille les poches du vêtement. Tout de suite je mets la paluche sur la feuille de papier trouvée dans la chambre du sieur Assombersaut.
Pas très honnête de sucrer ce document, je sais. Peut-être ai-je privé mes collègues versaillais d’un indice précieux ? Mais c’est plus fort que moi : j’ai un côté pie-voleuse dans ces cas-là. Je deviens cupide comme un acharné collectionneur. Le comble, c’est que je n’y ai plus pensé ensuite, à ce papelard…
Un éléphant, ça trompe.
Plus que le texte ahurissant, l’écriture avait éveillé mon intérêt. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas française. Bien droite, avec le « r » qui ressemble à un « v », c’est une écriture typiquement anglaise. Je ne suis pas graphologue, mais j’en mettrais ma retraite à couper.
Conclusion — peut-être hâtive — : des Anglais sont mêlés à cette surprenante histoire de dénatalité.
Je débitoune le téléfon pour tuber au Vioque. Dans les grandes expectatives, il est le suprême recours, Pépère. Le Sage, avec un « S » majuscule.
Le standard me demande d’attendre un chouïa vu que le ratissé du mamelon est en ligne. Pendant que je poireaute, v’là M’man qui radine dans ma chambre, un baveux à la main.
— Tiens, mon Grand, fait-elle en me tendant son Parisien, je crois que c’est cet article qui t’intéresse. Pas folle, ma mother, hein, les gars ? Elle le connaît sur le bout des doigts, son fiston.
Je dépose une bise reconnaissante sur la douce main qui me présente l’imprimé et je lis : Étrange cas de stérilité collective dans la banlieue de Londres. La charmante localité de Swell-The-Children, dans le Comté de Pédock est, depuis bientôt un an, victime d’un phénomène de…
— Allô ? girouette la voix du Dabe !
— Ici, San-Antonio, monsieur le directeur, pourrais-je vous voir immédiatement ?
Ça ne paraît pas l’enthousiasmer.
— Immédiatement ? murmure-t-il en homme ayant d’autres chats à caresser.
— Tout ce qu’il y a d’immédiatement, m’obstiné-je.
Les employés municipaux d’Embourbe-le-Petit ont déjà désenguirlandé, délampionné, désestradé, démât-de-cocagné le patelin, et la localité est redevenue un bourg tranquille, prostré dans la chaleur de l’été.
La ferme du maire a fière allure dans le soleil. C’est une construction cossue, en pierres apparentes au milieu d’un vaste verger. Disséminées entre les arbres fruitiers, on aperçoit des baraquements blancs, garnis de grillage : les poulaillers de l’éleveur.
J’arrête ma guinde sur l’immense terre-plein cerné de granges et m’avance vers la maison. Comme je gravis les quatre marches et demie du perron (c’est la demi-marche qui fait se casser la figure aux inhabitués) j’entends une voix de dame murmurer d’un ton un peu plaintif :
— Y te semble pas qu’arrive quéqu’un, cousin ?
— Mais, non, ma gosse, t’es comme Jeanne d’Arc, riposte l’organe essoufflé de Bérurier.
Je me hasarde dans la vaste cuisine-salle à manger de la ferme, pour découvrir un spectacle d’un grand intérêt érotique. Soucieux de respecter la vérité sans offenser la morale, je vais néanmoins, avec la science et la conscience professionnelle que vous savez, essayer de vous le décrire.
Une dame en qui je reconnais l’épouse d’Évariste Plantin est renversée sur la solide table de réfectoire trônant au milieu de la pièce. C’est une gaillarde d’une quarantaine d’années (pas la table : la dame !) dodue, velue et biscoteuse. Elle a une trogne marquée de vermillon aux pommettes, des cheveux courts et frisottés en bouclettes si serrées que sa chevelure ressemble à la recharge d’un O’ Cédar. Elle tient ses jambes de ses deux mains pour leur conserver la position en « V » chère au regretté Churchill (seulement lui, il faisait le « V » avec ses doigts), et regarde dans ma direction de ses grands yeux aussi bovins qu’exorbités. Béru occupe une position aussi verticale que perpendiculaire à celle de la dame.
— T’avais raison, y venait quéqu’un, halète Béru, heureusement c’est que mon pote San-A.
Il cause sans cesser de fonctionner.
— Bonjour, monsieur, me gémit la mairesse.
— Mes hommages, chère madame, je lui réponds, j’espère que je ne vous dérange pas ?
— J’aime mieux que ça soye vous qu’Évariste, affirme-t-elle, vous allez dire qu’on abuse ?
— Pensez-vous, faites seulement !
— C’est Alexandre-Benoît qui m’a prise en traître, ce sauvage ! glousse la dame besognée. T’en as encore pour longtemps, Alexandre ? Je commence à prendre des crampes sur cette table.