en massacrant les Troyens, en menant jusqu’à Troie la bataille :
crains que ne fonde sur toi l’un des dieux qui sont et qui furent,
depuis l’Olympe.
(Iliade, XVI, 91-94.)
Celui qui sera le pire des monstres invite son ami à la retenue.
Il faudra se souvenir de ces vers quand nous assisterons aux carnages commis par Achille. Patrocle ne l’écoute pas. Et taille dans les rangs troyens des croupières sanglantes. Homère usera d’une expression saisissante pour désigner la rage de Patrocle : « l’égarement de ce fou ». Il tue Pyraichmès, Aréilycos, Pronoos, Thestor, Érylas, Érymas, Amphotère, Épaltès...
Il dépasse les bornes, faute suprême. Comme dans toute histoire homérique, il sera puni par là où il a péché. Toute violence contient en elle sa condamnation. Toute démesure appelle le retour du bâton. Soudain, c’est la punition.
Patrocle est frappé par Apollon et occis par Hector d’un coup de lance au ventre. Alors parut pour ta vie, Patrocle, l’ultime limite (Iliade, XVI, 787). « Ultime limite » aurait pu constituer le sous-titre de l’Iliade.
Hector instruira le procès de cette âme prise de démence avant même que Patrocle ne rende son dernier soupir :
Misérable ! À quoi t’a servi la vaillance d’Achille,
lui qui t’a fait, à l’instant du départ, ses nombreuses consignes ?
(Iliade, XVI, 837-838.)
Nous n’avons pas fini de souper de l’hubris. La force aveugle se lève sur le pays. Les hommes passent, les troupes s’affrontent, les héros meurent, la démesure demeure et se transmet d’un serviteur à l’autre. C’est un virus. Une maladie psychiquement contagieuse. Cette fois, c’est Hector à qui l’égarement est inoculé. Dépouillant Patrocle de l’armure d’Achille, il s’en revêt, sans rendre d’égards au cadavre.
Zeus :
Ah ! malheureux ! Tu ne songes guère à la mort, qui est toute
proche de toi. Mais toi, tu revêts les armes divines
du guerrier le meilleur, que tous les autres redoutent.
Tu as tué son compagnon vaillant et aimable,
tu as privé ses épaules, son chef, contre l’ordre des choses,
de ses armes.
(Iliade, XVII, 201-206.)
Entendons bien ce mot le plus important du réquisitoire : « contre l’ordre des choses ». Chaque homme met en garde l’autre contre la démesure avant de s’en rendre coupable. L’homme est pathétiquement touchant. Il porte toujours sur les autres la lucidité qu’il ne possède pas à l’égard de lui-même. C’est la formulation mythologique de la phrase profane : « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ! »
LE TALENT D’ACHILLE
Achille apprend la mort de Patrocle, son ami, son double. Terrassé de chagrin, il se décide, se réconcilie avec Agamemnon. Il ira au combat. Mais il n’a plus d’armes puisque Hector les a pillées et c’est l’occasion pour Homère de composer le superbe interlude de la visite de Thétis à Héphaïstos.
Thétis, la mère d’Achille, va demander au dieu-forgeron de lui fabriquer des armes. (Oh ! qu’elle est touchante, cette maman qui équipe son enfant aux Galeries Lafayette de la mythologie pour qu’il puisse se ruer, tambour battant, vers son destin, c’est-à-dire la mort !)
Achille est donc réconcilié, prêt au combat, affligé par la mort de son ami Patrocle, casqué de neuf par les soins de maman. Tout est en place pour qu’il reprenne le combat, furieux et enragé. C’est le début de la seconde colère d’Achille. L’ultra-violence commence.
Alors, Achille assaillit les Troyens, revêtu de vaillance,
en hurlant, et fit d’Iphition sa première victime.
(Iliade, XX, 381-382.)
On connaît le mécanisme de l’hubris. Rien ne l’arrêtera plus. Pas de compassion, pas de quartier, pas de distinction. Sans peur et sans pitié, comme on dit à la Légion. Il tue, massacre, achève. Homère verse des centaines de vers au magasin des horreurs. Mais que le lecteur se rassure : il n’est pas le seul à être écœuré.
Les éléments eux-mêmes vont se rebiffer contre la démesure. Et la guerre devient cosmique. Les hommes, les bêtes, les dieux, l’eau, le feu : tout convulse dans la lutte. Les hommes ont réussi à dérégler la machine universelle. La mobilisation totale s’enclenche.
Le fleuve Scamandre se cabre contre la rage achilléenne, il tente d’arrêter la démence, il déborde de son lit, il veut emporter Achille :
ainsi la vague, à chaque instant, gagnait sur Achille,
tout rapide qu’il fût : les dieux sont meilleurs que les hommes !
(Iliade, XXI, 263-264.)
Achille lutte pour ne pas être noyé.
Et si nous autres, les hommes, nous nous étions comportés à l’égard de la nature comme Achille envers les dieux ? Nous avons dérégulé l’équilibre. Nous avons dépassé les bornes, harassé le monde, fait disparaître les animaux, fondre les glaces, s’acidifier les sols. Et aujourd’hui notre fleuve Scamandre, c’est-à-dire toutes les manifestations du Vivant, sort de son silence pour signaler nos excès.
En termes écologiques, on dit que les signaux d’alerte sont dans le rouge. En termes mythologiques, on dit que les fleuves débordent de dégoût. Nous sommes, comme Achille, poursuivis par les eaux. Nous ne comprenons pas encore qu’il faut ralentir notre course vers ce gouffre que nous continuons sottement à appeler le progrès.
LA CLEF DE VOÛTE
Puis, enfin, c’est le face-à-face. La clef de voûte de l’Iliade. Le point vélique des marins. Le duel d’Achille contre Hector.
Ils se poursuivent. Hector fuit, se rappelle la bonne vie d’avant, celle qu’il s’apprête à quitter. Abusé par Athéna, il s’arrête, se retrouve face à Achille. Les deux héros s’invectivent, se battent, Hector est tué, Patrocle vengé.
Et pourtant la colère d’Achille ne retombe pas. L’hubris, irrationnelle et circulante, ne tarit pas quand les événements le commanderaient. La rage ne connaît pas la satiété. À présent, Homère donne de la démesure une autre expression.
Il ne s’agit plus de massacrer les soldats avec ivresse, cela c’est le commun. Achille va souiller le corps d’Hector. Il l’attache à sa monture et le traîne dans la poussière. Or, c’est une vilenie suprême pour la tradition antique que de ne pas rendre les honneurs à un cadavre, le pire de tous les « outrages infâmes ».
Cette profanation est décourageante. Nous pensions que la folie retomberait. L’hubris ne cessera jamais. Pas de paix pour les guerriers, pas de répit pour la violence, pas de repos pour les dieux. Ils finiront par être outrés. Et Apollon lui-même – bien que martial et farouche – prononcera le réquisitoire contre l’explosion démonique de l’homme :
Dieux ! vous voulez venir en aide au maudit Achille,
qui ne possède ni cœur sensé ni pensée flexible
dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage –
lion asservi à sa grande force, à son âme farouche,
attaquant les brebis des mortels par désir de ripailles :
ainsi Achille perd la pitié, ignore la honte,
cette honte qui ruine ou favorise les hommes.
On doit perdre sans doute un jour celui que l’on aime,
ou son fils, ou son frère issu d’une mère commune,