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Par ma folie, confessera Hector, j’ai causé la perte des miens (Iliade, XXII, 104). Souvent, sur la plaine de Troie, un guerrier dépasse toute retenue et laisse la ruine derrière lui.

Il s’attire alors la colère des dieux. Car les dieux, êtres sensiblement faibles, pardonnent tout, sauf la démesure dont ils sont parfois les artisans.

L’hubris se saisit tour à tour des héros combattants. Elle circule en fluide entre les hommes, les pénètre, toxine contagieuse. Comme la rumeur du Barbier de Rossini, elle court, furet de malheur.

Grecs ou Troyens, les guerriers se repassent la vérole. Ils disjonctent, dirait-on dans notre modernité électrique. Alors, rien ne les arrête.

Ménélas en plein combat offre sa propre définition de l’hubris :

On vous arrêtera, si vaillante que soit votre fougue.

Zeus, notre Père, on te dit supérieur à tout autre en sagesse,

homme ou dieu, et tout, de toi, provient et s’achève :

quelle faveur accordes-tu donc à ces gens sans vergogne,

à ces Troyens dont l’ardeur n’a pas de frein, qui ne peuvent

se rassasier des combats de la guerre égale et commune !

La satiété vient à bout de tout, de l’amour et du somme,

de la chanson suave et des danses irréprochables,

et ce sont là des choses plus appétissantes encore

que les combats ! Mais eux, les Troyens, en sont insatiables !

(Iliade, XIII, 630-639.)

Achille incarne le sommet de l’hubris. À Troie, il s’est d’abord retiré du combat, humilié par Agamemnon. Il renvoie Ulysse venu le prier de se joindre au combat. Mais, quand son ami Patrocle est tué, il se décide. Il lâche alors ses propres démons et sa rage se mue en fureur.

Sur la plaine de Troie déferle la vague de sang. Une possession maléfique se met à l’œuvre, dirait-on si l’on utilisait un vocabulaire anachroniquement chrétien. La colère d’Achille effraiera jusqu’aux dieux de l’Olympe.

Le héros divin laissa sur la rive sa lance,

contre les tamaris, et bondit, tel un dieu magnifique,

avec sa seule épée, tramant dans son cœur des misères.

Il frappait à la ronde. Un sanglot retentit, effroyable,

sous les coups de son glaive, et les eaux rougirent, sanglantes.

(Iliade, XXI, 17-21.)

Achille enlève des enfants, massacre sans écouter la moindre supplication, égorge, décapite. L’hubris est une rivière sans retour, mais une rivière de sang dont seuls les dieux seront le barrage. La colère démesurée d’Achille finira par les révulser.

Les Grecs appelaient aristie ces épisodes où le guerrier en transe ne pouvait plus arrêter le moulinet de ses bras et décrochait un tableau de chasse effroyable. Homère met souvent en scène des aristies de guerriers possédés.

Les aristies de Diomède, de Patrocle, de Ménélas, d’Agamemnon lui-même sont des épisodes qui traversent le chant, flashs narcotiques. Un déluge de feu, de fer et de sang s’abat sur la troupe. Et le lecteur moderne ne peut s’empêcher de se souvenir des hélicoptères de combat UH.1 Huey de l’US Air Force ratiboisant un village de pêcheurs vietnamien pendant qu’explosent les cuivres de la chevauchée wagnérienne dans l’Apocalypse Now de Coppola. L’hubris est une apocalypse d’avant la révélation :

avec la même fureur, Diomède attaquait l’adversaire.

Astynoos, Hypéiron furent tués, ces bergers de leurs hommes,

l’un, par le bois coiffé d’airain heurtant sa poitrine,

l’autre, par l’épée qui frappa, tout près de l’épaule,

sa clavicule, scindant en deux l’épaule et la nuque.

Les délaissant, Diomède assaillit Abas, Polyide,

fils d’Eurydamas, le vieillard interprète des songes,

mais qui, le jour du départ, avait négligé leurs oracles :

le puissant Diomède les massacra l’un et l’autre.

(Iliade, V, 143-151.)

L’aristie homérique est une vieille rengaine de l’histoire mondiale. Les berserkir, hommes-loups ou hommes-ours des traditions germaniques et des sagas scandinaves, désignaient les guerriers initiés aux secrets des sociétés souterraines. Les rituels leur octroyaient une « force magico-religieuse qui faisait d’eux des carnassiers », écrit Mircea Eliade{5}. Ils terrorisaient les adversaires. L’expression furia francese, forgée pendant les guerres de la Renaissance, désigne le même tourbillon de l’armée française. Napoléon utilisa la formule et, quand Murat emmena ses dix mille cavaliers charger les troupes russes d’Eylau, ne dirait-on pas ces fauves homériques lâchés en berserkir sur la plaine de Troie ?

Tempérons d’un bémol ces enthousiasmes martiaux. N’y aurait-il pas un penchant autodestructeur dans ces libérations ? La furor antique pourrait désigner un désir d’en finir. En rage, l’homme partirait vers un gouffre espérant vaguement que quelque chose l’arrête, main d’un dieu ou flèche fatale. L’hubris, forme de suicide mythologique ?

On ne peut s’empêcher de diagnostiquer une pulsion de mort dans la rage d’Achille à entraîner le monde entier, cosmos, hommes et éléments, au cœur de ses ténèbres. Sur les remparts de Rome, Néron allumait son propre bûcher et voulait « que tout périsse » puisqu’il allait mourir.

L’ULTIME PUNITION

Neuf jours après la mort d’Hector, Achille continue à souiller le corps de sa victime. Zeus convoque Thétis sur l’Olympe et lui lance ses ordres :

Va rejoindre ton fils au camp, donne-lui mes consignes :

dis les dieux indignés contre Achille, et, plus que les autres

dieux immortels, moi-même, furieux que dans sa rancune

il expose Hector, près des barques cornues, sans le rendre :

qu’il restitue Hector, ou qu’il redoute ma force !

(Iliade, XXIV, 112-116.)

L’homme peut donc finir par dégoûter les dieux.

C’est le paradoxe de l’hubris : conspuée par les dieux, elle est par eux entretenue. Un homme tente d’y échapper, un dieu l’y repousse. Finalement, les dieux ne sont pas bons avec nous. Pis ! ils nous méprisent. Ainsi d’Apollon, décrivant les hommes à Poséidon :

êtres vils, qui, semblables aux feuilles, tantôt resplendissent

de leur éclat et consomment alors le fruit de la glèbe,

tantôt se perdent, se consumant, sans courage.

(Iliade, XXI, 464-466.)

Il faudra attendre la révélation chrétienne pour que s’instaure la tendresse du créateur envers ses créatures. Pour l’heure, les dieux poussent les hommes à la guerre, cette « subordination de l’âme humaine à la force », selon Simone Weil.

Ulysse lui-même, pour avoir révélé son nom au Cyclope – forme d’hubris par orgueil –, déclenchera la colère de Poséidon. Qu’on s’empourpre de rage ou que l’on fanfaronne, même forfait : on a dérogé à la règle de la constance.

Plus tard, les chrétiens inventeront la notion de péché, véniel ou originel. Mais le principe est semblable : une faute se paie. L’absence de théorie morale empêchait les Grecs de peser les actions dans la balance du bien et du mal. Ils préféraient juger de ce qui s’accordait à la mesure naturelle et de ce qui l’insultait.