Les guerres se succèdent sur la Terre depuis l’aube paléolithique. La guerre peut certes être considérée comme l’état ordinaire du contact entre les hommes. Mais autre chose se passe depuis les révolutions industrielles du XIXe siècle : une modification du réel inédite dans l’histoire de l’humanité. Il semblerait que l’homme ait réuni toutes ses forces pour remporter la lutte contre le monde. La nature n’est plus à la manœuvre, dictant ses lois, imposant ses tempos, indiquant ses limites. Là, se situe l’hubris de notre temps et non pas dans telle manœuvre des fanatiques musulmans.
Relisons l’Iliade, écoutons Apollon et sachons qu’il en cuit toujours de souiller le Scamandre.
HOMÈRE
ET LA BEAUTÉ PURE
De quoi Homère est-il le nom ? D’un génie solitaire errant sur le rivage ou d’une bande de bardes s’échelonnant au long des siècles ? Il a légué une parole divine. L’Iliade et l’Odyssée ont certes une valeur documentaire mais scintillent avant tout en joyaux. Quand on tient un diamant dans les mains, on ne s’éberlue pas de la structure moléculaire du carbone, on s’émerveille d’abord des reflets. En 1957, l’historien Bernard Berenson avouait : « Toute ma vie, j’ai lu des travaux sur Homère, philologiques, historiques, archéologiques, géographiques, etc. Désormais, je veux le lire seulement comme de l’art pur »...Va pour l’art pur !
LA SACRALITÉ DU TEXTE
Notre époque s’hypnotise d’images. Nous préférons une GoPro à un propos, nous croyons qu’un drone élève la pensée et nous voulons de la haute définition avant d’avoir quelque chose à définir. Dans les temps homériques, la poésie régnait, le verbe était sacré. Les mots s’envolaient, « ailés » selon Homère. Pour un héros, inscrire son propre nom dans l’épopée constituait une gloire ! On s’enracinait dans la mémoire des hommes, le verbe octroyait sa part d’immortalité. En bref, la parole consacrait l’existence. Les Muses n’étaient-elles pas les filles de la Mémoire et de Zeus ?
Un soir, Ulysse est invité à la table des Phéaciens. Personne ne le reconnaît. Il demande au ménestrel de service de raconter un épisode de la guerre de Troie. Il entend son nom cité, et, par la grâce du récit, comprend qu’il a été incorporé au souvenir collectif. Il a passé la ligne, triomphé de l’oubli.
Raconter des histoires est le propre de l’homme. Les bêtes, elles, n’écrivent pas de romans.
Un demi-millénaire après Homère, quand Alexandre le Grand franchit l’Hellespont, en 334 avant le Christ, et visite le tombeau d’Achille, il proclame que l’invincible guerrier de Troie était un héros heureux « puisqu’il avait rencontré Homère comme héraut de ses hauts faits ». C’était le temps où la gloire ne consistait point à dépasser le million de clics, mais à être chanté par un poète, un de ces aèdes « aiguillonnés par le dieu ». Comme je prêche pour la paroisse des lettres, je regrette ces temps où :
De tous les hommes de la terre, les aèdes
méritent les honneurs et le respect, car c’est la Muse
aimant la race des chanteurs, qui les inspire.
(Odyssée, VIII, 479-481.)
C’étaient les siècles de la parole. Ils reviendront peut-être.
Parler était une vertu comparable à l’art de guerroyer. L’aède figure d’ailleurs en bonne place sur le bouclier d’Héphaïstos, ce pavois représentant le spectre des actions humaines. Les poèmes se prononçaient à haute voix et l’aède s’accompagnait d’un instrument à cordes. Il nous en est resté la représentation symbolique du poète muni de sa lyre. La lecture à voix basse telle que nous la pratiquons aujourd’hui est une opération récente. Elle date du haut Moyen Âge. Beaucoup de saints lettrés la réprouvaient, y voyant un repliement et, pis ! un dévoiement.
Je serais prêt à militer pour le retour aux lectures proclamées à gorge déployée sur la place publique. Mme Hidalgo{6}, génie de l’Olympe, inventerait une de ces nuits blanches dont elle a le secret. On appellerait l’événement « Toutes et tous en toge » et on hurlerait l’Iliade à plein tube dans l’agora parisienne.
LE VERBE COMME AMBROISIE
Écoutons le génie de la Muse par la voix d’Ulysse. Nous sommes devant les remparts de Troie. Le roi Agamemnon propose à ses troupes de cesser le combat. Il cherche à les éprouver. Les hommes se battent depuis neuf ans. Chacun aspire à regagner son foyer. C’est sans compter sur l’exhortation d’Ulysse. Il conspue Agamemnon et harangue les guerriers :
Il se tut. Les Argiens hurlèrent. Autour des navires
retentit la terrible clameur de la foule achéenne :
ils approuvaient le discours que tenait le divin Ulysse.
(Iliade, II, 333-335.)
Les mots d’Ulysse ont saisi le cœur de la troupe. Homère signale tout au long du poème le pouvoir ravigotant de la parole. Elle insuffle la force dans les esprits abattus et les âmes en détresse. Comme la lumière du soleil réveille un corps après une nuit de bivouac, elle ranime la vigueur. En cela elle est divine.
Pour le Grec, le verbe s’est fait force. Mieux ! il est presque un dieu
Sans cesse, dans l’Iliade, nous entendrons un guerrier ou un dieu, debout sur la barricade, lançant ses incantations à sa troupe découragée. Il associera toujours la force physique à l’art oratoire. Et il relancera l’assaut par la puissance des mots. L’injonction soulèvera les hommes ! Ainsi l’exhortation de Poséidon :
Honte sur vous, jeunesse d’Argos ! Pour ma part, j’ai confiance
que, par votre combat, vous sauverez nos navires.
Mais si vous désertez la douloureuse bataille,
il est venu, le jour où la foule troyenne nous dompte.
(Iliade, XIII, 95-98.)
Ainsi du discours de Diomède devant sa troupe harassée par les avancées troyennes :
À ces mots, les fils d’Achaïe tous ensemble hurlèrent,
réjouis du discours de Diomède.
(Iliade, VII, 403-404.)
Ainsi des imprécations d’Achille sorti de sa bouderie, et incitant ses hommes à suivre Patrocle son double, son frère :
Allez le cœur fougueux combattre la foule troyenne !
Il excitait par ses mots l’ardeur et le cœur de chaque homme.
Après avoir entendu le roi, les rangs s’affermirent.
(Iliade, XVI, 209-211.)
N’est-ce pas enthousiasmant d’entendre ces guerriers tribuns ? Ils font vibrer les leurs avec de simples mots. La parole perfuse son élixir. Elle accorde sa force.
Pour nous autres contemporains du siècle digital, ces exhortations paraissent impossibles. Deux mille cinq cents ans après les appels des héros troyens, les écrans se sont dressés entre nous et le monde, l’image a détrôné les mots, elle influence le cours de l’Histoire. Qui se ruerait encore à l’assaut, galvanisé par un discours ?
Au cours des années 2010, au début de la crise des réfugiés, dans la même mer que parcouraient les nefs achéennes, des hommes fuyaient les exactions des musulmans fanatiques. Les « migrants » (en novlangue dans le texte) échouaient sur des plages, se noyaient en pleine mer. Des reporters, des romanciers l’écrivaient en vain. C’est l’image photographique d’un petit garçon échoué sur une plage qui amena les dirigeants européens à l’action. Ils ouvrirent les frontières. Une photographie déclencha la décision. Un texte, ne pèsera plus sur le cours des choses. Il n’y aura plus d’appel du 18 juin, ni de Diomède sur le champ de bataille, déclamant son objurgation. L’esprit des mots ne meut plus le corps des masses.