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Homère, dans l’Iliade, s’avoue parfois épuisé de cette valeur magique de la parole :

Dire tout, comme un dieu, la tâche m’est douloureuse.

(Iliade, XII, 176.)

Pourtant, c’est en vertu de sa force mantique que le verbe mythologique a traversé les millénaires pour parvenir à nous.

LA POÉSIE PURE

Sur la beauté formelle de ces textes, Jacqueline de Romilly avait une théorie. La très complexe méthode d’écriture de l’époque commandait une écriture définitive. La difficulté technique aurait aiguillonné le style. Imaginons Homère dictant son poème à un scribe. Il était si difficile de porter une phrase sur le papyrus avec le pinceau qu’il fallait la ciseler parfaitement avant même de la coucher. Chacune se sertissait alors dans le texte comme un diamant définitif dans la couronne.

Le style d’Homère répond à deux caractéristiques majeures. Elles font briller le texte comme pétille la Méditerranée sous le soleil. Grâce à elles, on reconnaît la musique d’Homère.

Il y a le recours permanent aux épithètes et l’utilisation des analogies.

L’épithète adoube le nom. La comparaison relance le rythme.

Les adjectifs et les comparaisons ! Nos maîtres d’école nous enseignèrent de ne pas trop user des uns ni d’abuser des autres. « Cela fait lourd ! » disaient-ils, en nous rendant des copies balafrées d’encre rouge. Avaient-ils entendu cette description de l’immense ébranlement des armées achéennes sur la plaine de Troie :

Comme le feu dévorant embrase des bois innombrables,

au sommet d’un mont, et au loin apparaît sa lumière,

ainsi, tandis qu’ils marchaient, l’éclat formidable du bronze

resplendissait, à travers l’éther, jusqu’aux cimes célestes.

Comme les peuples d’oiseaux, espèce nombreuse et volage

– ou des oies, ou des grues, ou des cygnes au col qui s’étire –,

dans la plaine d’Asias, le long des flots du Caÿstre,

volent de toutes parts d’une aile forte et joyeuse,

puis, criaillant, se posent à terre, et la plaine résonne,

ainsi les peuples nombreux, quittant baraques et barques,

se répandaient dans les prés scamandriens : et la terre

retentissait bruyamment sous les pas des chevaux et des hommes.

(Iliade, II, 455-466.)

Homère convoque dans un ruissellement de mots les images de la nature. Les analogies élégiaques aident le poète à rompre la tension narrative. Elles signalent que le monde est une vibration unique où bêtes, hommes et dieux sont embarqués dans la même aventure, complexe et explosive. La beauté de la révélation païenne se dévoile : tout est lié et uni dans le vivant multiple. Un Grec n’aurait jamais la lourdeur d’esprit ni la laideur d’âme de décréter qu’un dieu pourrait être unique ni extérieur à sa création.

Les analogies sont de quatre natures. Elles font référence aux animaux, aux végétaux, aux phénomènes météorologiques, aux scènes pastorales. Les élégies reflètent les menées humaines.

Parfois, les phénomènes cosmiques symbolisent l’ordre qui règne dans l’univers, harmonieux, cruel, éternellement tragique, souverainement parfait et, parfois, démoli :

Comme la terre obscure subit le poids de l’orage,

à l’arrière-saison, quand il verse les pluies les plus rudes,

Zeus ! quand courroucé il s’emporte contre les hommes,

qui, sur la place, insolents, prononcent de torves sentences,

et, méprisant les dieux, expulsent toute justice ;

tous leurs torrents s’emplissent, charrient des fleuves énormes,

et des ravins se forment, désagrégeant les collines,

qui, s’effondrant vers la mer pourprée, lourdement retentissent,

depuis le haut des monts, détruisant les cultures des hommes ;

courant ainsi, les chevaux troyens lourdement retentirent.

(Iliade, XVI, 384-393.)

La beauté de ces images, leur acuité, indique qu’Homère – tout aveugle qu’il fut – a dû être un observateur amoureux des collines, un jouisseur, un arpenteur du sol, un dormeur des nuits de grand vent. Sans doute a-t-il aimé naviguer, pêcher, bivouaquer sur les collines, se saouler aux étoiles et humer le grain des récoltes. Il a vu les rapaces chasser les tourterelles, la mer en furie déborder par-dessus le plat-bord des nefs et les moutons rentrer dans l’or du soir.

Sinon, ces descriptions ne constitueraient pas d’aussi justes tableaux. On peut s’improviser photographe mais pas élégiaque. L’imagination ne s’invente pas.

La prospérité des bêtes et des plantes dans le texte donne à Homère l’occasion de dresser la hiérarchie verticale du monde.

En haut, les dieux ; en bas, les bêtes. Entre les deux, le monde ou les hommes, les héros et les monstres se partageraient les échelons. Parfois, l’homme est ramené à sa part animale, et c’est pour le critiquer dans sa violence qu’Homère le compare au fauve. Ainsi Apollon parlant d’Achille,

qui ne possède ni cœur sensé, ni pensée flexible

dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage –

lion asservi à sa grande force.

(Iliade, XXIV, 40-42.)

L’usage des comparaisons est pour le poète l’occasion de rappeler que le monde ne se réduit pas à une dalle de ciment où pas une tête ne dépasserait, où tout se vaudrait, rapporté à ce hideux principe de l’égalité. Pour les bêtes comme pour les hommes : chacun tient sa place dans l’édifice. Certains sont plus forts, plus beaux, mieux doués que les autres, plus nobles, plus adaptés. Et si le loup dévore la génisse, c’est parce que la nature a permis cette fatalité : une bête est dotée de crocs, une autre est un paisible herbivore ; la première mangera la seconde. Il ne faut pas déranger l’ordre initial. La beauté du monde est assujettie à l’injustice. Celle-ci gouverne les choses.

Mais cependant, comme un lion féroce s’attaque à des vaches

qui vont paissant dans l’humide prairie d’un grand marécage,

par milliers ; leur berger, au milieu, ne sait comment faire

pour empêcher que le fauve ne tue les bêtes à cornes ;

il va toujours après la dernière, avant la première,

marchant du même pas, mais le fauve dévore une vache

au milieu, et toutes s’enfuient ; ainsi la panique

prit les Argiens, effrayés par Hector et par Zeus notre Père,

tous : le seul qu’il occit fut un Mycénien, Périphète,

fils de Coprée, qui venait jadis porter les annonces

des travaux d’Eurysthée à la force héracléenne.

(Iliade, XV, 630-640.)

À convoquer la perfection de l’organisation naturelle, la grâce des bêtes, la gloire des phénomènes et la vigueur des plantes, Homère cerne l’une des facettes du divin. Est divin ce qui se tient dans la présence pure, dans l’explosion du réel. Le divin miroite dans la complexité immanente de la nature. Il y est incorporé.