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Les Béotiens se rangeaient sous Pénéléos et Léite,

Prothoénor, Clonios et Arcésilas le Lycide ;

ils habitaient, pour les uns, Hyrie et Aulis la rocheuse,

et Schoinos, Scolos, les coteaux nombreux d’Étéone,

Grée, Thespie, et Mycalesse aux vastes espaces ;

d’autres vivaient à l’entour d’Harma, d’Ilésion et d’Érythres ;

ils occupaient Éléon, Hylè, Pétéon, ou encore

Ocalée, Médéon, citadelle à l’assise solide,

Copes, Eutrésis, Thisbè, reposoir des colombes ;

d’autres tenaient Coronée, Haliarte aux riches herbages,

d’autres vivaient à Platée, ou avaient à Glisas leur demeure ;

ils habitaient Hypothèbes, la citadelle solide,

ou, sanctuaire de Poséidon, les clairières d’Oncheste,

et Arnè la lourde en grappes, Nisa la divine,

et Midée, et Anthédon, limite des terres.

(Iliade, II, 494-508.)

La liste pourrait continuer pendant de longues minutes. Pourquoi Homère s’amuse-t-il à ce jeu ? Pour la gloire d’un univers mosaïque. Le Grec antique n’a cure de l’universalité ni de l’unité du monde. Rien de grec ne s’avoue global. Les hommes et les lieux scintillent immensément divers, chatoyants et composés de parties infiniment singulières, distinctes les unes des autres, et heureusement hostiles l’une à l’autre, comme le préconisait Lévi-Strauss, car il convient de se sauvegarder de toute uniformisation.

L’« homme » tel que les Lumières l’ont forgé n’existe pas chez les Grecs homériques. Ici, chacun a un visage, une tenue, une lignée et un roi. Le « catalogue des vaisseaux » trace une réalité fauve, splendide, insaisissable, que seule la description, mais jamais l’analyse ne peut saisir. Ce vitrail n’a pas de sens. Consentons à en nommer les facettes.

LES DIEUX JOUENT AUX DÉS

Hélène a donc été ravie par Pâris, elle est retenue derrière les remparts de Troie. L’affrontement est inéluctable.

Les hommes essaient d’éviter le choc des masses en organisant le duel entre les deux intéressés : l’amant et le mari, Pâris qui a enlevé la belle Hélène et Ménélas, l’époux floué. Mais les dieux sont assis sur l’Olympe. Ils se jouent des hommes comme ils joueraient aux dés. Ils craignent que les peuples évitent le conflit et décident de rallumer la mèche...

Zeus mène des stratégies compliquées. Il doit satisfaire Héra humiliée par Pâris et désireuse de la perte troyenne. Il doit satisfaire Thétis qui l’avait secouru dans les temps immémoriaux et dont le fils Achille, désavoué par Agamemnon, brûle pour la victoire des Troyens. Athéna, elle, soutient les Achéens. Apollon se range du côté troyen.

Bref, Zeus joue aux dominos. Les dieux ont toujours excellé à piloter à nos dépens ce grand jeu sur l’échiquier du monde, ce que les Russes du XIXe siècle, pour désigner les manœuvres politico-militaires, appelaient le « tourbillon des ombres ». Aujourd’hui, les joutes compliquées de Zeus ont leur équivalent au Moyen-Orient où les puissances mondiales placent leurs pions sur un damier comme on planterait des torchères sur le couvercle d’un baril de poudre. Zeus veut la guerre des hommes pour avoir la paix de l’Olympe.

Et Homère use de ces premiers chants pour nous asséner cette vérité qui reviendra dans le poème : il est plus aisé de régner sur des humains si ceux-ci se déchirent. Nos décombres sont le trône des dieux.

Les dieux brisent le pacte des hommes. Zeus envoie un agent de son commando de choc en la personne d’Athéna pour raviver la guerre :

Pars à l’instant pour le camp troyen et l’armée danaenne

et contrains les Troyens à tromper les Argiens vaste-gloire

en brisant les premiers le pacte, en violant leurs promesses.

(Iliade, IV, 70-72.)

Et la bataille commence. Les chants suivants sont bruit et fureur. Sturm und Drang : tempête et passion, auraient dit les romantiques allemands. Tempête chez les hommes, passion dans l’Olympe. Mais Homère a encore un tableau à peindre : les adieux d’Hector à Andromaque. Le guerrier s’arrache aux bras de sa femme et entend la fameuse question antique : faut-il sacrifier le bonheur d’une vie mesurée sur l’autel de la gloire ?

Prends pitié maintenant et demeure sur cette muraille,

ne rends pas ton fils orphelin, ni veuve ta femme.

Range l’armée devant le figuier, par où notre ville

offre un passage, par où le rempart est le plus accessible.

(Iliade, VI, 431-434.)

Hector n’entendra pas la supplique :

personne n’échappe à son destin, je l’affirme,

une fois né, aucun mortel, ni lâche ni noble

(Iliade, VI, 488-489)

et il se précipitera vers l’inéluctable, dans l’éclat de son armure, reflet des gloires à venir.

DU BON CÔTÉ DU MUR

L’heure est à la guerre. Les Achéens construisent un mur défensif. Le poème tisse la dialectique de l’assiégeant et de l’assiégé. Jusqu’alors l’offensive revenait aux Grecs et les Troyens se terraient à l’ombre de leurs remparts. Les uns viennent de la mer, les autres vivent dans l’opulence. Les uns envahissent, les autres se protègent. Message d’Homère pour les temps actuels : la civilisation, c’est quand on a tout à perdre ; la barbarie, c’est quand ils ont tout à gagner. Toujours se souvenir d’Homère à la lecture du journal, le matin.

Le mur s’élève. Tout s’inverse et il n’est pas loin, le moment où les conquérants seront les assiégés. Et le lecteur découvre alors combien les dieux disposent cyniquement de l’avenir des hommes. Zeus lance à Poséidon :

le jour où les Achéens aux longues crinières

partiront sur leurs nefs vers leur douce terre natale,

brise le mur, renverse-le tout entier dans les vagues,

puis recouvre alors de sable l’immense rivage

afin qu’il soit détruit le grand mur de l’armée danaenne.

(Iliade, VII, 459-463.)

Ces vers évoquent l’image des temples cyclopéens ensevelis sous des végétations. Je pense à Angkor, ou aux cités incas. Nous sommes loin de la levée de terre achéenne noyée par Poséidon mais il s’agit de la même fatalité : des constructions glorieuses disparaissent, balayées par le vent, recouvertes de ronces ou de sable, c’est-à-dire emportées par le boutoir du temps.

Tout passe, surtout l’homme. Et tout assiégeant peut devenir assiégé. La question de la vie est de savoir de quel côté du mur on se tient !

Les chants se poursuivent. Tantôt l’ascendant revient aux uns, tantôt le sort favorise les autres. Le battant du destin, comme celui d’une horloge, balaie la plaine. Une très fatale oscillation.

Zeus alterne ses choix et accorde ses préférences aux uns et aux autres selon ses humeurs, ses intérêts. Dans le tumulte, au-dessus des vapeurs de sang, une image somptueuse de bivouac vient surplomber le malheur et nous rappeler que la beauté flotte toujours au-dessus de la mort :

Ils s’installèrent, farouches, sur le champ de bataille,

pour y passer la nuit ; des feux brûlaient, innombrables,

comme, au ciel, les étoiles autour de la lune brillante