brillent vers le lointain, quand l’éther est libre des brises.
Voici que resplendissent les cimes, les grands promontoires,
les vallées : dans le ciel s’est brisé l’éther insondable,
les étoiles sont là, le berger se réjouit dans son âme.
Tels, dans l’intervalle des nefs et des ondes du Xanthe,
brillaient les feux qu’embrasaient les Troyens en bas de la ville.
(Iliade, VIII, 553-562.)
LE VERBE TRIOMPHERA-T-IL
?
Homère interrompt les combats.
Ulysse, Phénix et Ajax mènent une ambassade auprès d’Achille. Homère va déployer sur sa harpe les nuances de la persuasion. Il s’agit d’exhorter le guerrier outragé à revenir au combat. Son absence est cruelle aux Achéens. Ils subissent des revers. Son retour pourrait inverser le sort.
Ulysse use d’un argument politique et affirme qu’Agamemnon le couvrira de trésors s’il veut bien « fléchir sa colère ». Phénix use de la prière mais Achille ne varie pas : seule la contrition d’Agamemnon pourrait le convaincre. Ajax use de l’argument du soldat : l’armée aime Achille. Cet argument-là touche le guerrier. Il ne reviendra pas pour autant dans le combat mais accepte de ne pas déserter les rivages. Et, mieux ! promet de se battre si les bateaux sont menacés et si Hector s’en approche.
On a parfois pris la fâcherie d’Achille pour l’expression d’un narcissisme pathologique, parce que nous ne concevons pas en nos siècles comptables que la blessure d’honneur puisse s’avérer la plus grave d’entre toutes !
Et la guerre reprend, à grands coups de lances, à larges moulinets. Coulent les larmes, le sang. Les « prunelles » se voilent, les armes « retombent sur les corps » (ce sont les expressions d’Homère pour dire la mort), les soldats tombent. C’est le carnage.
Agamemnon est blessé, Ulysse aussi, Diomède enfin. Les Achéens accusent le coup. Les Troyens s’avancent jusqu’au pied du mur achéen : Sans l’accord des dieux cet ouvrage fut construit (Iliade, XII, 8), rappelle Homère. Une fois encore, l’auditeur de l’Iliade apprenait ce qu’il en coûtait de ne pas respecter les usages et de dépasser les bornes.
Partout, créneaux et remparts ruisselaient du sang des victimes
que versaient Achéens et Troyens, d’un côté ou de l’autre.
Ils ne pouvaient acculer les Achéens à la fuite.
Ils tenaient bon comme une femme, ouvrière infaillible,
tient la balance en équilibrant le poids et la laine,
et n’obtient, pour nourrir ses enfants, qu’un maigre salaire ;
ainsi, conflits et combats se tendaient dans un juste équilibre,
jusqu’au moment où Zeus offrit à Hector Priamide
une gloire plus grande : il franchit le premier la muraille !
(Iliade, XII, 430-438.)
Entendons bien ces vers : les dieux jonglent avec nous et, si le sort leur paraît tendancieux, ils pousseront un autre champion. Homère distillera souvent cette idée. Les hommes sont la variable d’ajustement des agissements des dieux. En somme, nous disposons de notre vie, les dieux disposent de nous.
Homère explore toutes les manières de retournement stratégique. Au chant XIV la technique devient croquignolesque. C’est le génie d’Homère : l’imagination ne tarit jamais, même pour décrire une situation maintes fois répétée. Cette fois, il s’agit à nouveau d’une contre-offensive achéenne avec un renversement tactique.
Héra décide d’enjôler Zeus en demandant son aide à Aphrodite. Et voilà les déesses du ciel et de la terre s’échangeant des chiffons et Héra minaudant pour distraire Zeus qui tombe dans le piège : le désir de toi me captive (Iliade, XIV, 328). La scène d’amour est humaine, trop humaine, c’est-à-dire ridicule.
Zeus est occupé à lutiner Héra et la déesse envoie Poséidon aider les Achéens à obtenir un court sursis dans l’assaut troyen.
Furieux d’avoir été berné, Zeus mettra bon ordre aux rapports de force en réorchestrant l’enfoncement de leurs lignes. Ces allers-retours des troupes rappellent les absurdes offensives de la Grande Guerre décrites par Jünger, Barbusse ou Genevoix, où les armées consacraient des mois et des milliers d’hommes à la conquête de quelques arpents de boue. La différence ? Les poilus n’étaient pas armés de bronze ni couverts de casques étincelants. Mais il se peut que des dieux néfastes fussent encore à la manœuvre au-dessus des plaines.
LA MALÉDICTION DE LA DÉMESURE
C’est alors la culmination de la détresse achéenne. Le mur est prêt à céder. Dans l’Iliade, le mur symbolise la protection et la souveraineté en même temps que la limite assignée à la société. Un mur, comme une frontière, est un trésor précieux et le malheur menace quand la brèche est ouverte. Deux mille cinq cents ans après Homère, les promoteurs d’une planète aplatie, sans nations ni frontières, devraient un jour s’asseoir à l’ombre paisible d’un rempart et méditer l’Iliade.
Ils s’engouffraient par rangées. Apollon était à leur tête,
tenant l’égide précieuse : il faisait crouler la muraille
facilement, comme au bord de la mer un enfant sur la plage
fait des châteaux de sable par fantaisie enfantine
et soudain par jeu, de la main ou du pied, les renverse.
(Iliade, XV, 360-364.)
Le front cède. « Tous à l’assaut des nefs », crie Hector, et les Troyens touchent aux bateaux grecs.
Ainsi donc il a fallu quinze chants pour en arriver là :
Hector saisit la poupe, et, sans desserrer son étreinte,
ne lâcha plus des mains l’étambot, lançant ses consignes :
Portez le feu, puis ensemble faites grandir la bataille !
(Iliade, XV, 716-718.)
Achille avait promis d’intervenir lorsque les Troyens atteindraient les bateaux.
C’est chose faite. L’heure est à l’action. Achille aurait pu s’inspirer, deux mille cinq cents ans avant qu’elle ne fût écrite, de la belle injonction de Fernando Pessoa : « Agir, c’est connaître le repos. »
Il aurait épargné ces champs de morts.
N’allons pas trop vite, il ne rejoint pas encore la mêlée. Il accepte, pour l’heure, que Patrocle s’invite dans les rangs des combattants, revêtu de ses propres armes. Une façon pour Achille d’envoyer son hologramme à la guerre.
Je donnai ma parole
qu’en aucun cas je ne renoncerais à mon ire avant l’heure
où le tumulte et la guerre auraient atteint mes navires.
Prends donc mes armes, toi, puis revêts-en tes épaules.
(Iliade, XVI, 61-64.)
Est-ce une ironie d’Homère ?
Ou l’occasion, pour lui, de rappeler qu’on n’échappe jamais à l’hubris, cette chienne enragée ? Achille tout à l’heure se métamorphosera en monstre de furie, et le voilà qui donne à son ami des conseils de tempérance.
C’est comme si Staline récitait l’Évangile, si Tariq Ramadan donnait des leçons de savoir-vivre ou si le sultan Erdoğan sur la plaine de Troie philosophait avec le roi d’Arabie Saoudite sur les droits de l’homme :
Ne va pas trop te laisser griser de tumulte et de guerre
en massacrant les Troyens, en menant jusqu’à Troie la bataille :
crains que ne fonde sur toi l’un des dieux qui sont et qui furent,
depuis l’Olympe.
(Iliade, XVI, 91-94.)
Celui qui sera le pire des monstres invite son ami à la retenue.
Il faudra se souvenir de ces vers quand nous assisterons aux carnages commis par Achille. Patrocle ne l’écoute pas. Et taille dans les rangs troyens des croupières sanglantes. Homère usera d’une expression saisissante pour désigner la rage de Patrocle : « l’égarement de ce fou ». Il tue Pyraichmès, Aréilycos, Pronoos, Thestor, Érylas, Érymas, Amphotère, Épaltès...
Il dépasse les bornes, faute suprême. Comme dans toute histoire homérique, il sera puni par là où il a péché. Toute violence contient en elle sa condamnation. Toute démesure appelle le retour du bâton. Soudain, c’est la punition.
Patrocle est frappé par Apollon et occis par Hector d’un coup de lance au ventre. Alors parut pour ta vie, Patrocle, l’ultime limite (Iliade, XVI, 787). « Ultime limite » aurait pu constituer le sous-titre de l’Iliade.
Hector instruira le procès de cette âme prise de démence avant même que Patrocle ne rende son dernier soupir :
Misérable ! À quoi t’a servi la vaillance d’Achille,
lui qui t’a fait, à l’instant du départ, ses nombreuses consignes ?
(Iliade, XVI, 837-838.)
Nous n’avons pas fini de souper de l’hubris. La force aveugle se lève sur le pays. Les hommes passent, les troupes s’affrontent, les héros meurent, la démesure demeure et se transmet d’un serviteur à l’autre. C’est un virus. Une maladie psychiquement contagieuse. Cette fois, c’est Hector à qui l’égarement est inoculé. Dépouillant Patrocle de l’armure d’Achille, il s’en revêt, sans rendre d’égards au cadavre.
Zeus :
Ah ! malheureux ! Tu ne songes guère à la mort, qui est toute
proche de toi. Mais toi, tu revêts les armes divines
du guerrier le meilleur, que tous les autres redoutent.
Tu as tué son compagnon vaillant et aimable,
tu as privé ses épaules, son chef, contre l’ordre des choses,
de ses armes.
(Iliade, XVII, 201-206.)
Entendons bien ce mot le plus important du réquisitoire : « contre l’ordre des choses ». Chaque homme met en garde l’autre contre la démesure avant de s’en rendre coupable. L’homme est pathétiquement touchant. Il porte toujours sur les autres la lucidité qu’il ne possède pas à l’égard de lui-même. C’est la formulation mythologique de la phrase profane : « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ! »