Finalement tout se mange chez l'homme, sauf les ongles, constate Crab, et les recrache.
Crab, employé au bureau des naissances et des décès a encore mélangé ses fiches: les morts de la semaine n'auront pas reposé longtemps, l'avenir à nouveau leur appartient, ce qu'il en reste après tant d'époques déjà révolues, ils vont devoir s'y remettre, donc, apprentissages, corvées, retourner à l'école – les meilleurs d'entre eux pourront sauter une classe -, redonner corps à tous les verbes à tous les temps, puis mourir à la fin pour la seconde fois, sauf nouvelle erreur de Crab toujours possible, mais d'abord s'élancer dans la vie et rapidement quitter leurs dernières demeures où les nouveau-nés de la semaine vont être spacieusement logés, ainsi sera réparée l'étourderie de Crab et ses conséquences sur l'ordre général ne seront sans doute même pas remarquées.
C'est du moins ce qu'il espère.
Il n'empêche, on peut se demander si Crab a bien la compétence nécessaire pour exercer ces responsabilités. Trop de négligences accumulées finiraient par fausser le principe de succession cadencée des générations grâce auquel l'humanité hors d'âge joue encore aujourd'hui les scènes glorieuses ou tragiques de son répertoire avec la candeur et l'enthousiasme de ses débuts: on sent poindre pourtant une certaine lassitude, ici et là, ce qui laisserait supposer que les revenants de Crab la composent déjà en majorité. Quant aux petits placés trop tôt dans les cimetières, Dieu a toujours ennuyé les enfants, ils donnent leur voix aux chats et pleurnichent, et courent à quatre pattes dans les allées, la nuit, dérangeant les gerbes et les couronnes, brisant les porcelaines funéraires, ce n'est pas admissible non plus.
En somme, il serait bon que Crab consente à reconnaître publiquement ses erreurs et ses méprises afin de rendre à chacun sa juste place – on lui pardonnerait -, mais il ne s'y résoudra jamais. Il jure qu'il n'y est pour rien. Il rejette toute responsabilité dans cette histoire. Il fait ce qu'on lui dit de faire. Mais il transmettra les doléances à qui de droit.
(Le lapin est certes facile à dépouiller, on ne peut pas se plaindre, il le serait encore plus s'il avait au lieu de cette fourrure qui l'habille une peau de banane. Il est certes facile à découper, soyons juste, il le serait plus encore s'il était constitué de quartiers comme l'orange. Sa chair est tendre, indéniablement, elle le serait davantage si elle était tout en pulpe comme la fraise. Tout de même, la vie de Crab serait bien simplifiée si le lapin était un fruit.)
Crab en prière, à genoux devant l'autel, tête inclinée, les mains jointes, il est toujours réconfortant de voir une âme perdue renouer avec les saintes pratiques de la religion. Car c'est bien lui, pas de doute, repris par la grâce, Crab agenouillé, tête inclinée, les mains jointes, qui prie notre Dieu tout-puissant, Créateur du Ciel et de la Terre, dorénavant, de ne plus créer que des lunes, car vous faites très bien les lunes, savez-vous, rien à redire en ce qui concerne vos lunes, très réussies vos lunes, bien pleines, bien rondes, bien jaunes, un beau concept, vous avez vraiment le tour de main pour les lunes, restez-en là, afin d'éviter de nouvelles catastrophes dans l'avenir, si vous aviez d'autres projets, tenez-vous-en aux lunes, il y a encore de la place pour beaucoup d'autres lunes, autant que vous voudrez de lunes, vous ne faites rien mieux que les lunes, des lunes parfaites, les meilleures des lunes possibles, sitôt conçues achevées, défmitives, merveilleux petits mondes morts sans la brève convulsion douloureuse de la vie. Et Crab relevé se signe.
Avec l'argent récolté aujourd'hui, grâce à la générosité des passants, Crab va pouvoir finir de payer sa sébile. Dès demain, tout sera bénéfice.
Crab habite l'église. Hors les qudques heures hebdomadaires réservées au culte, il n'est jamais dérangé. Il y jouit de la fraîcheur en été, de la douceur en hiver. Il a de quoi lire, autant de kaléidoscopes que de vitraux pour se distraire et ceux-ci chaque jour différents, remplacés pendant la nuit. Parfois, quelques gouttes d'orgue d'un orage toujours différé redoublent le silence, ce silençe à toute épreuve, inviolable, contenu dans la pierre. Crab est ici chez lui, mais seule l'odeur d'intimité surprise des cierges et de l'encens trahit sa présence invisible. Il occupe tout l'espace, le vide sous voûtes, entre les piliers, comme un mollusque son coquillage, il engorge la nef, le chœur et les transepts, jusqu'aux moindres absidioles, il adhère aux murs, rien ne l'en délogera – mais bien sûr, de temps en temps, le dimanche matin, par discrétion, il se retire, abandonnant la place à l'assemblée de ses fidèles.
Ayant bouclé son premier tour du monde, Crab se retrouva à son point de départ et considéra non sans amertume qu'il était ridicule d'avoir parcouru tout ce chemin pour en arriver là – il eût voyagé davantage en avançant d'un mètre! Aussi se remit-il en route dans l'intention de s'installer plus loin, mais chacune de ses haltes coïncidant par la force des choses avec un lieu traversé précédemment – et à quoi bon ce long périple pour en revenir là? -, Crab repartait. Boucla ainsi son second tour du monde, puis un troisième dans la foulée, un quatrième, un cinquième, de plus en plus rapidement, supportant de plus en plus mal les arrêts obligés dans les villes et les campagnes qui jalonnaient déjà son premier itinéraire, ayant partout l'impression de s'échouer misérablement, de rentrer au bercail, vaincu, piteux, la queue entre les jambes, après un revers de fortune ou la faillite honteuse de ses rêves et de ses ambitions – il tourne donc, sans plus s'accorder un seul instant de répit, une sieste sous un arbre, il tourne, il accélère, le sol lui brûle les pieds, il voudrait pouvoir laisser la Terre derrière lui.
Ce caillou dans sa chaussure le fait atrocement souffrir. Crab grimace à chaque pas. Ce n'est pourtant pas un caillou pointu. Mais Crab vit un vrai calvaire. C'est même un caillou plutôt rond. Néanmoins, Crab maintenant peut à peine poser le pied tant sa douleur est vive. Il y a de quoi être surpris, en effet, car ce caillou rond est presque entièrement recouvert d'herbe tendre et de mousse, d'asphalte élastique et de terre meuble, de neige molle, de sable fin ou d'algues douces. Mais Crab décidément ne veut plus bouger, la souffrance est la même partout, pas à pas, où qu'il aille, aïe, insupportable. Si au moins il pouvait ôter ce caillou de sa chaussure. Chez lui, étendu sur son lit, il s'en débarrasse facilement, mais, dès qu'il se remet en marche, le caillou à nouveau pénètre dans sa chaussure, dans ses deux chaussures, et le supplice recommence.