Au signal de l'homme vert, en avant! la foule nombreuse traverse le boulevard, voitures à l'arrêt, et reprend pied sur le trottoir opposé, tandis que Crab légèrement attardé se voit interdire le passage par un petit homme rouge antipathique, jambes écartées, mains sur les hanches, qui semble le défier, campé comme pour un duel à mort – il prend justement la relève de l'homme vert à l'instant où Crab arrive, parce que Crab arrive, l'ayant vu arriver, visiblement pressé, mais halte! passerez pas! et les voitures libérées le forcent à reculer.
L'homme rouge est toujours là pour empêcher Crab de traverser les rues, il surgit de l'ombre au tout dernier moment et brise son élan. D'ailleurs, l'homme vert doit être également incriminé dans cette affaire. Il pourrait attendre Crab. Au moins de temps en temps. Au moins une fois sur deux. Mais l'homme vert ne veut pas avoir d'ennuis avec l'homme rouge, l'homme vert prend le pas de son troupeau, il livre Crab à l'homme rouge.
Ce ne serait pas si grave. Crab a mis au point une stratégie pour éviter ces pénibles face-à-face, il emprunte les passages souterrains, il traverse hors des clous, entre les voitures ralenties par le trafic. Ce ne serait pas si grave, mais l'homme rouge réagit, à son tour il contre les ruses de Crab. Voilà qu'il surgit maintenant à chaque instant et en tout lieu devant lui, halte! passerez pas! Mains sur les hanches, les jambes écartées, très droit, jamais ne vacille, il provoque Crab du matin au soir. Si, par exemple, Crab s'approche d'une femme pour lui demander l'heure en vue de fonder un foyer avec elle par la suite, selon l'usage, impossible, l'homme rouge aussitôt s'interpose entre elle et lui, halte! passerez pas!, et il fait rempart de son corps.
C'est à croire que l'homme rouge connaît à l'avance son emploi du temps – mais de qui tient-il ses renseignements? Si Crab décide subitement de prendre quelques vacances, l'homme rouge l'attend devant la gare et lui en défend l'accès. L'homme rouge l'attend au pied du col qu'il se proposait d'escalader. L'homme rouge l'attend devant le grand magasin où il a coutume de se ravitailler. L'homme rouge le précède partout. Crab désormais préfère rester chez lui. D'ailleurs, l'homme rouge a pris position devant sa porte.
Souvent, c'est la nuit, comme il s'endort, que Crab mystérieusement informé prend connaissance de son emploi du temps pour le lendemain: l'idée lui vient à ce moment précis et elle lui semble bonne, excellente même, demain sera un grand jour, il fera quelque chose qu'il n'a encore jamais fait, ni personne, il se montrera à son avantage dans le danger ou le désastre, inventif avec l'eau ou le feu, détaché dans la foule, étonnant de toute façon – mais il arrive qu'il n'ait plus aucun souvenir de cette idée au réveil, juste la conscience aiguë de son oubli, une préoccupation sans objet, un regret vague qui persiste tout au long de cette journée inutilisable qu'il serait vraiment mesquin de déduire comme n'importe quelle autre du temps que Crab doit passer sur la Terre.
Ouvrier de voirie, comme on sait, occupé ce jour-là pour ne pas changer à défoncer la chaussée, agrippé à son marteau-piqueur trépidant, Crab vit avec étonnement les passants s'arrêter et faire cercle autour de lui, et l'applaudir chaleureusement, et lui lancer des pièces, un public toujours plus nombreux, un triomphe. (Du coup: reprise du spectacle demain ici-même. Puis en tournée dans tout le pays.)
On va encore l'accuser de cynisme, ou de négativisme, déplorer son mépris pour les valeurs de progrès, sa constante ironie qui voudrait nier l'effort constant de l'homme vers le mieux, mais Crab ralenti par l'âge, presque impotent, qui se séparerait plus facilement d'une jambe, la gauche ou la droite, n'importe, que de sa canne, et remonte le boulevard comme un marronnier en comptant dix pas entre chaque halte – des haltes qui durent -, Crab octogénaire s'exhibe sans souci du scandale avec des chaussures de sport scientifiquement conçues et profilées pour faire tomber dans la saison le record du 100 mètres.
Quelquefois ne tient plus, décroche, instinctivement se reçoit sur quatre pattes et, selon le cri qui monte en lui, Crab est un tigre qui sème l'effroi ou un cerf qui choisit la fuite. Dans le premier cas, nous nous dispersons rapidement et il reste seul au milieu de la rue. Dans le deuxième cas, il disparaît bientôt à nos regards et se retrouve seul en rase campagne. Mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est pour redevenir le petit bonhomme ventru que nous connaissons, qui ne tarde donc pas à voir se reformer autour de lui le cercle de ses persécuteurs.
Crab s'en souviendra de cette traversée. Ah ce fut autre chose que l'enchantement promis par les récits de ceux qui prétendent avoir fait le voyage. Dès le départ, Crab éprouva une pénible sensation de froid qui ne devait plus le quitter. La lumière excessive l'aveuglait. Elle ne formait pas d'ombres et semblait sourdre de la glace sur laquelle, non sans frayeur, s'était aventuré Crab. Il glissa plusieurs fois, manquant se rompre les os, hésitant alors à s'engager plus avant.
Puis il franchit le pas, et ce fut terrible.
En fait de jardin paradisiaque, Crab découvrit un monde enseveli dans la grisaille, sans ciel et sans horizon, et le sol effondré se dérobait sous ses pieds. On lui avait vanté les chants des oiseaux, plus mélodieuses qu'ailleurs les musiques libres comme l'air, mais le brouillard étouffait tous les sons, et plus vraisemblablement n'y avait-il aucun oiseau dans cette lande sinistre et floue, nulle musique possible. L'air y était du reste à peine respirable, rare et vicié. Des rafales de sable écorchaient le visage et les mains nues de Crab. Puis le sable s'épaissit, s'alourdit, humide maintenant, vaseux, à travers lequel Crab devait se frayer un chemin comme dans un marécage, enlisé jusqu'au cou à chaque pas. Sa peau le brûlait de plus en plus. Du nitrate d'argent en poudre fme pénétrait sous ses paupières, dans ses narines, il en eut bientôt la bouche pleine, à étouffer, bien obligé d'avaler l'infecte bouillie pour ne pas suffoquer, qui lui laissa sur la langue un arrière-goût de tartre. Cet acide-alcool extrait de la lie du vin, utilisé en l'occurrence pour précipiter la solution de nitrate sur la surface de verre préalablement polie, et provoquant sans doute chez les premiers explorateurs une légère ivresse, peut-il expliquer leurs visions féériques et les récits extravagants qu'ils publièrent à leur retour?
A moins qu'ils ne se soient plus simplement moqués du monde. Crab est enclin à le penser – d'autant plus que, parvenu enfin au terme de son éprouvante traversée, de l'autre côté du miroir, il se heurta au mur de sa salle de bains, infranchissable celui-ci, et il dut rebrousser chemin, le corps endolori, l'arcade sourcilière ouverte, pas fâché de quitter ce sale entonnoir, un égout, on ne l'y reprendra plus.
La méthode est simple, son efficacité garantie. Voici comment il procède. D'abord, indispensable, une visite rapide au zoo. Puis Crab s'arrache à la contemplation d'un couple de girafes. Il doit encore passer chez l'antiquaire. En chemin, il s'attarde un moment devant un magasin d'articles orthopédiques qui expose en vitrine des prothèses de bras et de jambes, conime de grosses poupées désarticulées par de grosses petites filles. Parmi les vieilleries de l'antiquaire, Crab choisit cette fois un bel encrier de cristal à facettes, un boulier grippé, une arbalète, un ange de plâtre auquel manque une aile, une pendule en bronze coiffée d'une jolie Diane qui tue le temps en prenant des bains. Crab examine attentivement tous ces objets, il les soupèse, s'informe de leur prix, fait mine de marchander, quitte finalement la boutique sans rien emporter. Le soir tombe. Crab s'arrête encore devant une vitrine de lingerie féminine, ou de farces et attrapes. De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n'y a vraiment aucune raison de s'ennuyer en dormant.