D'abord les membres et, parmi les membres, d'abord les bras, leurs muscles lentement fondent, lentement coulent à l'intérieur des mains qui enflent, puis se crispent sur la boule de leur sang, tandis que les jambes, même chose, mais les pieds au bout, le creux de ciel entre les omoplates disparaît, décrochées les ailes, la vieille carapace se reforme, Crab doit s'allonger, c'est maintenant le cou qui lâche, tête toute d'os, lourde sans pensée, qui roule à côté du corps, les yeux se sont fermés pour ne pas être aveuglés par la nuit, la bouche reste entrouverte, le souffle entre et sort – qu'il entre ou qu'il sorte! -, narines pincées comme deux doigts tiendraient un slip sale, odeurs de fauve qui surprennent venant de Crab, tant de férocité soudain, un voisin si gentil, toujours un mot aimable, recroquevillé pour l'heure, transi dans sa sueur froide, une nuit de sommeil pareille à toutes les autres et ses péripéties, ankylose du bras, crampe du mollet, trente-trois érections blanches – ne polluent pas -, puis le réveil par miracle, dans les douleurs de l'enfantement, revenir à soi, triste état, torticolis jusqu'aux reins, courbatures, démangeaisons, un œil de sable, un œil d'huile, la langue comme un pied dans la vase, le méat urinaire en coin, pourquoi ne pas dire torve, se dit bien d'un regard oblique et menaçant, la vessie pleine. Debout enfin – après chaque nuit de sommeil, Crab fourbu prend sa journée pour réparer ses forces.
Nous l'avions laissé chez lui, enfermé, reclus dans son pavillon, occupé à peindre des fresques préhistoriques sur ses murs, il a fini. Ce long travail d'apprentissage, de découverte de lui-même et du monde, de ses pouvoirs sur le monde, par le truchement de l'activité artistique, est maintenant achevé. Nous retrouvons Crab dans son petit jardin, homme mûr et averti désormais, il a planté son chevalet devant le pavillon, il peint cette maisonnette, son buisson d'hortensias bleus, son soleil rond.
Crab ne range pas les livres de sa bibliothèque dans sa bibliothèque. Chez Crab, il y a des livres partout, hormis sur les rayons de sa bibliothèque. Chez Crab, vous ouvrez un tiroir, il y a un livre dedans. Dès que vous entrez chez Crab, vous glissez sur un livre. La baignoire de Crab est remplie de livres: un livre de plus et elle débordera, on imagine les dégâts. Il arrive aussi que Crab oublie d'éteindre le four, catastrophe, ou encore de baisser le feu sous la casserole – dans un cas comme dans l'autre le livre est perdu. Quand il en trouve le courage, Crab fait une grande lessive de tous ses livres, mais ce n'est guère fréquent, et l'on voit dans les quatre coins de chaque pièce de gros tas de livres sales peu ragoûtants. Par paresse, vraisemblablement, Crab préfère acheter un livre neuf plutôt que de blanchir le livre de la veille, en sorte que vous ne le verrez jamais deux jours de suite avec le même livre – souvent, il change plusieurs fois de livre dans une même journée, pure coquetterie, ou manière plutôt mesquine et tape-à-l'œil d'étaler sa richesse.
Son voisin du dessus est un homme pesant. Evidemment, Crab est tombé sous le plus gros, le plus lourd, qui ne s'absente pour ainsi dire jamais et reste perché sur Crab toute la journée, Crab exténué qui souffre de plus en plus des vertèbres, lombaires et cervicales, qui aimerait au moins pouvoir se reposer de temps en temps, s'allonger un peu, mais son voisin du dessous ne tient pas en place, car évidemment Crab est tombé sur un nerveux, un agité, qui ne sort guère lui non plus, indifférent au poids de Crab sur ses épaules, prive celui-ci de sa liberté de mouvement et l'oblige à des allées et venues incessantes d'une pièce à l'autre. Mais qui s'en étonnera? Emménageant dans un de ces immeubles modernes sans planchers ni plafonds, où l'on vit les uns sur les autres, un malchanceux comme Crab ne pouvait que se retrouver coincé entre deux voisins insupportables.
Le bruit de ses pas rappelle celui de la mer. C'est très inquiétant, d'autant qu'il ne sait pas nager, et puis il dérange ses voisins. Crab a beau faire attention et monter les escaliers sur la pointe des pieds, la puissante rumeur d'eau et de vent qui s'élève avec lui réveille tout l'entourage. Quelquefois, par excès de précaution, il rate une marche et tombe à la renverse, alors on entend gronder l'océan, les vagues de briser contre les récifs. Grand émoi dans tout l'immeuble. Ce fracas de tempête provoque de vraies paniques. Le lendemain, certains voisins prétendent que des trombes d'eau se sont abattues sur eux, crevant le plafond, et que leur salon a été inondé. Pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab rembourse les frais des réparations. On en profite. Il est bientôt amené à payer pour tous les dégâts causés par les plomberies défectueuses des habitants du quartier. Et ça ne s'arrête pas là, ça va beaucoup plus loin. Lorsque le fleuve en crue défonce les berges, les chaussées, renverse les arbres et les voitures, on attend qu'il regagne son lit puis on accuse Crab de ses méfaits – il se trouve toujours des faux témoins pour assurer qu'il est justement passé par là, et si on leur demande de le prouver, ils affirment avoir parfaitement reconnu le bruit inimitable de son pas, cette rumeur confuse d'océan ponctuée des cris perçants de mouettes: en rajoutant ainsi dans le mensonge, ils se trahissent, des cris de mouettes! pourquoi pas aussi des sirènes de cargos ou des conversations de baleines? Mais, pour éviter les complications d'un procès autant que par crainte du scandale, Crab préfère payer.
Crab, s'il devait quitter son île déserte, qu'emporterait-il?
Parfois aussi il regarde sa bibliothèque et il n'y trouve rien pour lui, tous ces livres ne parlent que de son ennui: c'est une longue phrase ininterrompue qui commence en haut à gauche pour finir en bas à droite, où il n' est question que de son ennui, une phrase à rallonge qui ne lui épargne aucun détail, la description par le menu de son ennui – une dissertation interminablement terne qui se propose de faire le point sur son ennui – une encyclopédie en mille volumes dont l'article unique traite de son ennui – une somme sur son ennui. La tentation alors pour Crab de se défoncer le crâne contre ce mur.
– Mais au diable tous ces livres, assez lu, vivre enfin! s'écrie Crab, qui arrache par poignées les volumes de sa bibliothèque et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d'aligner sur elle sa conduite, Crab s'installe à sa table pour écrire.
D'abord il faut choisir l'endroit qui doit être à la fois accessible et abrité, suffisamment proche des lieux et des sources de ravitaillement mais dissimulé, alors Crab explore les environs, hésite entre deux ou trois emplacements possibles, compare leurs avantages respectifs, renonce aux trois, cherche ailleurs, finit par arrêter son choix et entreprend aussitôt de réunir les matériaux indispensables, attention, pas n'importe quel bois, Crab parcourt souvent de longues distances pour trouver les rameaux qui conviennent, à la fois souples et résistants, pourvus encore de leur écorce fraîche sur laquelle ruissellera la pluie. Plusieurs qualités de bois sont d'ailleurs nécessaires, d'essences différentes: un bois dur formera l'armature qui assurera la solidité et la stabilité de l'ensemble, tandis qu'un bois plus tendre, lisse, facile à travailler, sera préféré pour l'ameublement, c'est-à-dire les aménagements intérieurs, égaliser le fond, arrondir les angles. Des copeaux légers comme du papier viennent enfin boucher les interstices – l'isolation thermique est une des préoccupations majeures de Crab -, et le confort y gagne du même coup un moelleux de litière qui ne satisfait pourtant pas entièrement Crab puisqu'il se met en quête de tissu pour les coussins et les rideaux, attention encore, pas n'importe quoi non plus, la laine et le coton plutôt que les matières synthétiques, les brins les plus fins, les plus doux, choisis dans des tons foncés, autant par souci d'élégance que pour ne pas attirer les regards – cette modestie à laquelle il ne nous avait pas habitués est ici une question de survie. L'éparpillement de ces matériaux joint à la faiblesse de sa constitution – il est incapable de soulever de lourdes charges, mal équipé au demeurant pour la préhension et le transport -, tout cela l'oblige à d'incessants allers-retours qui usent ses forces. Il ne vient à bout du chantier qu'au prix de mille peines. A présent, il peut se reposer.