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Grand est son étonnement – effroi ou ravissement – à chaque fois qu'il croise quelqu'un qu'il n'avait jamais vu auparavant, dans la rue ou ailleurs, il n'en revient pas: ce visage différent de tous ceux qu'il connaît, à nul autre pareil, ce nez original, ces yeux et cette bouche uniques, cette chevelure sans égale, cette silhouette seule au monde! Et Crab laisse à chaque fois échapper un cri de surprise, horrifiée ou émerveillée, qui le met de toute façon dans une situation fort délicate.

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Crab en retard allonge le pas. Pourtant, il ne va pas encore assez vite. Il se met donc à courir, sans forcer, à petites foulées. Mais Crab lorsqu'il court fait naître les chiens qui le poursuivent, plus exactement la vitesse inhabituelle de son déplacément lui suggère l'idée de la fuite, et l'idée de la fuite lui suggère l'idée de la poursuite, et l'idée de la poursuite lui suggère l'idée d'une meute de molosses lancée à ses trousses, alors il prend peur, il accélère, ventre à terre, toujours davantage, épouvanté, et la meute de molosses devient une horde de loups, Crab bat des records de vitesse, tournant parfois la tête pour voir s'ils n'arrivent pas, s'ils ne sont pas déjà sur lui, puis il n'a même plus besoin de tourner la tête, il sent sur sa nuque le souffle brûlant des panthères. On retrouvera ses os nettoyés par les hyènes.

Crab enfin meurt dans le lit où il est né, ayant employé sa longue vie à essayer d'en sortir, mais quand la paresse vous tient. Sa tête retomba toujours sur l'oreiller.

C'est la même qui revient tous les dix ans lui planter un couteau dans le dos, puis elle disparaît pendant dix ans. Et Crab garde tous ces couteaux, jalousement, fichés en lui, qui le blessent à chaque mouvement et lui arrachent encore des cris, mais dont il ne voudrait se séparer à aucun prix, de si jolis couteaux aux manches d'os ouvragés et polis, de si excellents couteaux aux lames d'argent affilées, tranchantes, inoxydables, vraiment elle ne se moque pas de lui avec ces couteaux – tous les dix ans un couteau, puis elle disparaît -, ou peut-être ne se doute-t-elle pas elle-même de leur valeur et qu'elle livre ainsi à Crab ce qu'elle possède de plus précieux, oui, c'est le plus probable: elle ne sait pas ce qu'elle perd.

Crab l'a sauvée une première fois de la noyade, alors qu'elle se lavait les mains, de l'eau déjà jusqu'aux poignets, il a fermé le robinet. L'hiver suivant, au mépris de sa propre vie, Crab la sauva de l'incendie qui crépitait à quelques mètres d'elle, dans l'âtre de sa cheminée, ayant consumé déjà quatre magnifiques bûches de son mobilier et un fagot de petit bois, il laissa mourir le feu. Une autre fois encore, il la retint de justesse par le bras comme elle s'élançait pour traverser une rue. Puis il détourna d'elle la fureur d'un chien en lui arrachant des mains la petite balle de caoutchouc rouge que le caniche convoitait et en la jetant au loin. Malgré quoi elle refuse obstinément de se donner à lui et change de conversation dès qu'il parle mariage ou chevalerie.

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Ainsi en a décidé le roi, son père. Une joute départagera Crab et son rival, épris l'un contre l'autre de la princesse blanche comme ivoire. Etendards, trompettes. Grandes dames et chevaliers font tanguer la tribune. La princesse se tient immobile auprès du roi, son père. Elle rougit un peu, les circonstances. La populace est repoussée sur les bords de la lice. Enfin paraissent Crab et son rival, à cheval, en armure, la lance déjà calée sous l'aisselle, et qui se défient, s'invectivent, prononcent les mots impardonnables, excitant encore leur haine et leur jalousie. Cependant, la joute tarde à s'engager. L'ordonnateur du tournoi semble perplexe, il vérifie une dernière fois l'équipement des combattants, tout y est, les armures complètes, du plumail au soleret, les deux écus armoriés, les deux lances de même longueur. Quelque chose le gêne pourtant, quelque chose n'est pas conforme, il en jugerait, il ne parvient pas à définir quoi. On s'impatiènte dans la tribune. Le peuple gronde. La princesse bâille. Le roi grimace. L'arbitre chasse ses doutes. D'une voix forte, il donne le signal. Le sang peut couler. Crab et son rival s'élancent. Mais ils montent le même cheval.

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Crab regarde les femmes, leur beau visage avec émotion, avec insistance, avec méchanceté, en pensant qu'elles vont vieillir avec lui, ensemble, en même temps, seconde après seconde irrémédiablement, puisqu'elles sont ses contemporaines, et c'est ainsi qu'il les possède, il les enlève, il les entraîne avec lui dans la vieillesse, la décrépitude et la mort – c'est parti, c'est bon, faire durer.

Les femmes aux cheveux courts, elles vous le diront toutes, sont en train de les laisser repousser, tandis que les femmes aux cheveux longs s'apprêtent à les couper, elles vous le diront toutes, c'est pourquoi Crab qui préfère les femmes aux cheveux longs préfère les femmes aux cheveux courts.

Elles vivent tellement plus longtemps que les hommes que c'est à se demander si, mourant bien après eux, elles ne naissent pas aussi un peu avant. Crab en tout cas se le demande. Voilà bien le genre de questions qu'il se pose. Il aurait d'ailleurs une autre hypothèse, mais qu'il ose à peine formuler, peut-être la longévité supérieure des femmes tient-elle simplement au fait que tout homme, au moins une fois, s'est déclaré prêt à donner vingt ans de sa vie pour obtenir l'amour d'une femme, et que cette femme a dit d'accord.

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Crab ne veut pas être aimé pour son argent. Elle ne veut pas être aimée pour son physique. Pourtant, ils sont ensemble.

Le passé de sa femme, Crab y retourne pour y semer la ruine. Il y a du dégât à faire. Ce sont des jardins où devenir taupe, des villes où devenir rat, des chambres où devenir puce et punaise, des plages où s'affirmer crabe. Ce sont des nuits trop longues à écourter et des hivers trop doux à durcir et des trains trop rapides à aiguiller sur des voies de garage. Beaucoup de choses à revoir qu'il sera même préférable de supprimer. Beaucoup de routes à détourner aussi. Beaucoup de nuages à former – puis pleuvoir. Beaucoup de maisons à démolir. De toute façon, il y aura beaucoup de coups à porter – et les hommes que sa femme a connus passeront leur chemin cette fois, ou bien ils regretteront de l'avoir rencontrée, à l'instant même de la rencontre ils comprendront leur erreur. Et ceux alors qui se brûleront la cervelle, ceux qui sauteront par la fenêtre seront bien inspirés, et même s'ils choisissent de mourir en avalant des fourchettes: ils s'épargneront de la souffrance.

La femme qui partage ses jours se réserve la matinée, Crab a donc tout l'après-midi pour lui.

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Crab et sa vieille épouse n'ont plus rien à se dire. Après soixante années de vie commune et d'échanges passionnés, ils ont épuisé tous les registres, tour à tour, inversant leurs rôles, ils ont été pour et contre tout ce qu'il est possible de défendre et d'attaquer. La source est tarie. L'actualité ne leur propose rien qui n'ait déjà fait l'objet d'un débat entre eux autrefois. Chacun de leur côté, au début, ils ont cherché de nouveaux sujets de discussion, ils ont finalement renoncé. Désormais, ils traversent ensemble les journées sans prononcer un mot.

Parfois encore, pourtant, l'un d'eux a une inspiration et trouve quelque chose à dire qu'ils n'avaient jamais dit, ni l'un ni l'autre, malgré leurs soixante années de vie commune et de conversations animées, alors ils mâchent jusqu'au soir ce petit bout de phrase.