Ce matin, par exemple, aux premiers rayons du soleil, déjà assise avec lui près de la fenêtre, elle lui a dit: – Voir des sapins toute la journée, c'est bien triste. Et maintenant que la lune monte au-dessus des grands arbres, Crab l'approuve en hochant la tête, oui, c'est bien triste. Justement, une infirmière entre dans la chambre pour fermer les volets.
Puis la même infirmière entre dans la chambre pour ouvrir les volets, et rouler les deux fauteuils près de la fenêtre.
Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d'elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu'à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu'elles, que le vaste et complexe système de l'Univers n'a d'autre raison d'être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l'affaire et remet sa démission.
– Tout ce que vous écrivez, c'est du vent, disent-ils à Crab, et ils ont l'air sincères.
(Le vent, rappelons-le, qui fait ondoyer le flanc des montagnes et rouler les vagues sur la mer, et danser les feux dans la nuit, le semeur de pollen, le chasseur de nuages, le grand agitateur, la moitié droite de l'automne, la troisième jambe de la jupe, l'hélice du papillon, l'âme de la musique.)
Crab ne peut laisser dire une chose pareille. Il connaît ses limites. Celles de son pouvoir comme celles de sa vanité. De tels compliments excessifs le blessent finalement davantage que le mépris ou l'insulte.
(Sa vanité rarement satisfaite, et alors tout de suite écœurée.)
Ainsi se défend le policier qui a abattu Crab: – Le type a porté la main à sa poche. J'ai cru qu'il allait sortir un crayon.
Crab admet volontiers qu'il n'est pas d'une intelligence supérieure. Il est même le premier à le dire. On se récrie alors, en l'entendant parler ainsi, on proteste – puisque vous le reconnaissez, c'est donc que vous n'en êtes pas dépourvu. Combien d'hommes se prétendent intelligents, dont la bêtise est pourtant évidente! Votre lucidité, au contraire, révèle une finesse toute sagace, une belle hauteur d'esprit, Monsieur, vous êtes remarquablement intelligent, voilà la vérité. Crab savait bien, en jouant les humbles, qu'on en arriverait pour lui à ces conclusions flatteuses. Crab le savait, car Crab est tout ce qu'on voudra, sauf un imbécile.
Au demeurant, Crab est convaincu que tout le monde dit du bien de lui dans son dos. C'est à qui sera le plus louangeur. On s'accorde à le trouver le plus charmant des hommes, le plus subtil, le plus aimable des compagnons. Sa prestance est unanimement vantée. On admire sa simplicité, sa grandeur d'âme, la délicatesse de ses sentiments. On le regrette dès qu'il quitte un endroit, à peine s'en est-il éloigné, les éloges fusent. D'ailleurs, s'il y revient par surprise, toutes les conversations cessent aussitôt – on veut épargner sa modestie.
Observable à l'opposé du soleil, Crab présente les couleurs du spectre et résulte de la dispersion de la lumière solaire par réfraction et réflexion dans les gouttelettes d'eau qui se forment lorsqu'un nuage se résout en pluie, d'où la rareté de ses apparitions et l'émerveillement qu'elles suscitent en particulier chez les enfants qui voudraient bien le toucher alors, comme si on pouvait toucher Crab, il faut mettre ce désir naïf sur le compte de l'ignorance du jeune âge. Crab en est ému cependant, et davantage qu'il ne peut le dire. C'est une belle revanche en tout cas sur ceux qui affirment qu'il n'existe pas vraiment, simple illusion d'optique ou fantôme extravagant, qu'il est au mieux une variété éphémère de brume, buée de couleurs, vapeur inutilisable, une belle revanche aussi sur les autres, plus nombreux encore, qui prétendent qu'il ne sait pas s'habiller.
(Crab, quand il rencontre son image dans un miroir, a envie d'entrer et d'acheter.)
Il ne faudrait pas non plus gober sottement tout ce qu'on lit, rendons-lui enfin justice sur un point où la calomnie va bon train: Crab est un amant très recherché. Abandonne au matin ses partenaires rompues, comblées, englouties, quasi mortes noyées. Aucune sorcellerie là-dessous, ni faveur particulière de la nature, Crab est un pauvre homme comme les autres (tardivement le portrait se précise), normalement constitué. Mais, avant que la partie ne commence, tandis qu'elles délacent, dénouent ou dévissent leurs diverses lingeries, il raccorde secrètement son cordon spermatique à celui de son rhinocéros, logé dans la chambre voisine. De là ses performances hors du commun.
Il était en effet urgent de restaurer l'image de Crab – fallait-il pour autant révéler cette innocente supercherie?
Rien de plus déconcertant que les empreintes laissées par Crab sur le sable ou la neige – lesquelles rappellent cependant son pas résolu et forment un sentier étroit parfaitement rectiligne, sans haltes ni détours, ni retours, la piste facile à suivre de celui qui sait où il va -, déconcertant car chacune de ces empreintes est unique, avec pour commencer la trace large d'un pied gauche nu, puis, légèrement en avant et décalée sur la droite, celle d'un sabot rond, fendu, suivie d'une troisième, tridactyle, puis de beaucoup d'autres, parfois sur plusieurs kilomètres, aussi nettes, plus ou moins profondes, mais toutes différentes, digitées ou non, ovales, griffues, fourchues, palmées, sinueuses, avec celle d'un pied droit nu pour finir, et qui mènent droit à Crab, en effet, que vous trouverez sans doute assis sur un rocher ou sur une souche, perché peut-être dans un arbre, immobile, l'œil fixé sur l'horizon, comme s'il était possible de pousser plus loin.
(Les excréments de Crab, Olympie les balaye ou les pellette, les grapille ou les éponge, ou les cherche en vain, certains presque imperceptibles n'incommodent vraiment que les mouches.)
Crab sent qu'il va se passer quelque chose, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches, ce jeune printemps plein de fourmis, il va certainement se passer quelque chose, cette chaleur anormale, l'orage qui pèse de tout le poids du ciel, la tension visible dans l'air, l'été se fige soudain, l'anxiété de Crab grandit encore, il va se passer quelque chose, c'est sûr, ça ne peut pas durer ainsi, ce lent pourrissement, odeur de cadavre et de paillasson, l'automne qui mange aussi les cœurs, ronge aussi les sangs, il va se passer quelque chose, Crab frissonne, l'épouvante glace ses os, chaque pas résonne lugubrement sur le sol gelé, dans le silence creux, l'hiver couvre la nuit de son ombre blanche, Crab sent bien qu'il va se passer quelque chose, cette fois c'est sérieux, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches.
De vrais naseaux écarquillent le nez de Crab quand arrive le printemps, pour mieux humer le parfum des sèves, des fleurs, et les odeurs fauves des passions déclarées, puis sa température baisse, son sang ralentit, Crab endure gaiement les rigueurs estivales et se couvre peu à peu d'un duvet léger qui annonce son plumage d'automne, imperméable, efficace contre la brume et les petites pluies pénétrantes, lequel tombe naturellement au début de l'hiver, quand perce sur son corps, sa tête et tous ses membres la fourrure argentée qui s'épaissira plus le froid sera vif, malgré quoi vous pouvez être sûrs qu'il se trouvera encore des faux témoins, aigris, envieux, pour prétendre que Crab est un inadapté, embarrassé de lui-même, toujours en marge de ce monde et comme étranger à la vie.