Quand l'ambulance passe sous vos fenêtres, la nuit, sirène hurlante – qui voulez-vous que ce soit? -, ayez une pensée pour Crab.
Avec son teint de brique, son vaste front fuyant et son exophtahnie, et cet air furibond qu'il affiche en toute circonstance, reconnaissons-le, Crab n'inspire guère la sympathie. N'y tient pas, d'ailleurs. Fuit la société. Evite les rassemblements. Décapode grouille tout seul. Crab n'aime pas beaucoup non plus qu'on se penche sur lui. Aussitôt se carapate, prend la tangente. S'il ne peut s'enfuir, s'enfouit. Ou alors, feint de lire le journal qu'il tient ouvert devant lui, ce serait assez convaincant, manque seulement le journal. Plus volontiers encore, s'immerge dans une flaque, sous un rocher. Ne bougera plus de là. Si la mer veut de lui, elle n'a qu'à monter – il avisera. Mieux vaut le savoir, Crab est un être difficile à approcher, difficile à saisir. Ne l'abordez surtout pas de front. Il se renfrogne alors, se rencogne. Il n'est jamais si dangereux que le dos au mur. Il a la riposte rapide. Des bras d'haltérophile. Une poigne d'acier. Ce n'est guère glorieux, sans doute, mais on ne peut espérer l'avoir que par surprise. Il faut lui tomber dessus par derrière. Voilà bien ce qui nous le rend si désagréable, ces mauvais instincts qu'il réveille ou révèle en nous et le sentiment de honte qui nous accable ensuite. Oserons-nous encore protester de notre loyauté? Qu'en est-il de ces beaux principes dont nous nous réclamions? Le fond vicieux de notre nature nous apparaît. Bien sûr, nous avons vaincu Crab. Nous le tenons, bien sûr. Mais nous avons agi en traîtres. Il va falloir vivre maintenant avec le poids de ce remords.
Crab vit toujours, mais déjà il n'use plus de vêtements, un habit neuf pèserait sur ses épaules, il n'a plus jamais faim ni soif, il n'entend plus ne voit plus, mais il vit toujours, dans son cri, il respire.
Lorsque Crab perdit l'œil gauche, nul ne remarqua que la lumière soudain avait très légèrement baissé d'intensité. Lorsque Crab devint sourd de l'oreille gauche, nul ne remarqua que le volume sonore soudain avait très légèrement baissé. Lorsque Crab perdit l'usage du bras gauche, nul ne remarqua que le poids des choses soudain avait très légèrement augmenté. Lorsque Crab perdit l'usage de la jambe gauche, nul ne remarqua que la distance entre les choses soudain avait très légèrement augmenté. Mais lorsque Crab perdit l'œil droit, le monde soudain fut plongé dans les ténèbres. Et lorsque Crab devint sourd de l'oreille droite, le monde soudain fut plongé dans le silence. Et lorsque Crab perdit l'usage du bras droit, il fut impossible soudain de saisir et de soulever les choses. Et lorsque Crab perdit l'usage de la jambe droite, il fut impossible soudain d'avancer et de se déplacer entre les choses. Et maintenant que la vie même de Crab est menacée, l'inquiétude grandit en chacun de nous.
Crab mort, tout s'arrête. La douleur est trop forte. Le deuil est général. D'ailleurs, rien ne peut fonctionner sans lui. Et puis surtout, à quoi bon continuer désormais?
Une bonne nouvelle, vous pouvez cesser vos travaux d'écriture. Crab a trouvé. Ce ne fut pas sans mal. On connaît l'histoire: depuis des siècles, les plus grands esprits cherchaient. Chaque époque sacrifia ses meilleurs hommes pour faire avancer l'entreprise. De nombreuses tentatives furent bien près d'aboutir, on le voit aujourd'hui en comparant leurs résultats aux conclusions de Crab. Il s'en fallut vraiment de peu quelquefois. Tous ces tâtonnements n'ont d'ailleurs pas été inutiles. Crab a profité des expériences malheureuses de ses prédécesseurs. Il ne s'est pas fourvoyé dans les impasses où ils sont morts. Il a suivi les pistes prometteuses à demi défrichées. Il a été plus loin. Jusqu'au bout. Ses nuits de veille et de labeur sont enfm récompensées. Vous pouvez cesser vos travaux d'écriture. Crab vous décharge à jamais de ce souci. Suspendez vos recherches, désormais sans objet. Sortez. Rejoignez les autres. Amusez-vous. Crab a trouvé la formule, c'est fini, son livre met un terme à l'entreprise.
Crab légua sa fortune aux organismes de lutte contre la faim, la maladie et la pauvreté dans le monde – et, comme il était très riche, tous ces fléaux furent rapidement et définitivement éradiqués.
Une buée légère troubla le petit miroir approché de ses lèvres. Il est vivant! Cependant, le cœur de Crab avait bel et bien cessé de battre. On refit par précaution l'expérience du miroir. La même buée légère troubla à nouveau sa surface. Il est vivant! Cependant, le corps de Crab, glacé, sans mouvement, présentait déjà les symptômes rarement trompeurs de la rigidité cadavérique la plus inflexible. Nul'n'y comprenait rien. On approcha une fois encore le miroir de ses lèvres. Une fois encore, la même buée légère troubla sa surface. Crab est vivant! Cependant, l'air dans la chambre devint vite irrespirable. Plus de doute possible. Et le corps de Crab fut porté en terre. Mais, se demande-t-on, cette buée qui jusqu'au bout troubla le petit miroir approché de ses lèvres? Le reflet de son visage.
Faut-il dire la vérité au cadavre de Crab?
Oh, bien sûr, notre affliction demeure aussi vive, mais il est tout de même réconfortant de savoir que Crab – l'esthète que nous connaissions, amateur de meubles de style – voyagera pour l'éternité dans ce cercueil magnifique, de chêne massif, verni, capitonné de satin mauve, avec ses poignées ouvragées et son crucifix de bronze.
Notre douleur reste intolérable, mais c'est une satisfaction tout de même que de voir tant de gens émus dans le convoi funèbre, un si long cortège, malgré l'hiver et la distance qui sépare la maison du cimetière, une rude ascension.
Et les quelques mots prononcés sur la tombe, qui évoquent avec tant de délicatesse notre malheureux ami et rendent hommage à ses qualités innombrables, si généreusement déployées durant toute sa vie, nous mettent un peu de baume au cœur. C'est un beau monument, sobre, comme il aurait aimé, suffisamment imposant malgré tout pour exprimer notre respect immense, notre affection éternelle, et nos regrets infinis.
Une mélancolie douce se mêle déjà à notre chagrin, qui annonce ce que sera désormais pour nous la compagnie de Crab, quand le temps aura apaisé notre douleur, son souvenir nous inspirera des sentiments délicats, subtils, de tristesse et de joie confondues, finalement assez agréables, une rêverie nouvelle distraira notre esprit de la réalité.
Nous quittons le cimetière. Rentrons. Notre pas se ralentit, nos regards se troublent, humides encore, un sourire léger flotte sur nos lèvres, peu à peu nous nous laissons aller au songe, à cette tendresse délicieuse qui nous lie maintenant à Crab, par-delà la mort, aussi nous sera-t-il difficile de cacher notre irritation, en arrivant à la maison, lorsque nous constaterons que les employés des pompes funèbres ont mal fait leur travail et que Crab gît sur le dos, les mains jointes, les yeux clos, redevenu ce cadavre importun, encombrant, qui monopolise un lit et cause tant de dérangement – nous ne serons donc jamais débarrassés de lui, si oui, comment?