Des années et des années, et des années d'étude.
Crab s'entraîne depuis l'enfance, consciencieusement, avec méthode, rigueur sans relâche. Il a mis toutes les chances de son côté. Il est prêt, enfin, armé pour la vie – commence quand?
– Dans soixante ans je serai mort quoi qu'il advienne, s'écrie Crab, douloureusement, qui ne sait déjà plus quoi faire de ses journées.
A dix ans, Crab avait honte d'être un enfant. Il voulait être considéré. Il se vieillissait de vingt ans quand on lui demandait son âge. Il allumait un cigare. Quand on l'interrogeait sur ses études, en quelle classe es-tu, il répondait que c'était fini depuis longtemps. Il dirigeait à présent une grosse affaire d'import-export. Ça ne prenait pas. On lui tapotait distraitement, certains la joue, d'autres le crâne ou l'épaule. On lui donnait un livre idiot, une petite voiture, des petits soldats – et maintenant, va jouer.
Il ne fait pourtant aucun doute que la supériorité de Crab sera finalement reconnue. On ira chercher pour le fêter ce pauvre malheureux dans la chambre meublée où il vieillit seul et sale en attendant ce jour qui viendra, il en est sûr, si cette conviction intime est parfois source de malentendus (lorsqu'il accueille comme une messagère de la reconnaissance publique la concierge envoyée par les voisins pétitionnaires pour râler contre sa puanteur et sa crasse), persuadé en effet que justice lui sera rendue, que les peintres l'appelleront maître – quoiqu'il n'ait jamais peint -, que les philosophes lui donneront raison en tout, sur tous – quoiqu'il n'ait jamais exposé ses idées -, qu'il sera enfin unanimement acclamé et révéré.
Et s'il n'a jamais rien produit d'aucune sorte, rien accompli de remarquable, considérant qu'il ne lui appartenait pas d'apporter lui-même les preuves de sa supériorité, à quoi se reconnaît aussi sa délicatesse – mais que les envieux essaient un peu de nier cette supériorité s'ils le peuvent! -, il se prépare depuis longtemps pour le jour de son triomphe: il restera digne et modeste en recevant les hommages, en écoutant les éloges, peut-être même affectera-t-il un peu d'irritation puis donnera l'impression de faire un effort pour la surmonter et ne blesser personne, il sourira poliment.
Ce qui l'inquiète: saura-t-il marcher droit audessus de la mêlée, sans perdre l'équilibre, sur les épaules de la foule? Dès qu'il s'y essaye, profitant d'un rassemblement pour se hisser là-haut, on le jette à terre, on le piétine, il reçoit de rudes coups dans les flancs.
Crab trouve chaque matin dans son courrier des refus de femmes, d'éditeurs, de banquiers, auxquels il n'a pourtant rien demandé, rien proposé, rien réclamé, qu'il ne connaît seulement pas, mais qui ont jugé préférable de prendre les devants.
Comme souvent, absorbé en lui-même par lui-même, Crab à sa fenêtre laisse rouler son regard – ce sont deux billes de terre emportées par la pente – sur les avenues de l'Univers nombreux, incessant, inclassable, constitué d'événements dont il ne voit ni ne sait rien, et pourtant la tension dramatique qui accompagne ces événements oppresse son esprit comme s'il en était à chaque fois la victime ou le héros: indépendamment des circonstances qu'il ignore, l'émoi du moment trouble aussi sa méditation. Crab s'éveille alors, secouant l'engourdissement de son corps (coup de pied dans la fourmilière, cinq cent mille ouvrières perdent leur travail, les reines s'exilent, leurs œufs n'écloront jamais), il est maintenant à l'affût, toute sa vigilance alertée, il veut connaître le monde, comprendre ce qui s'y passe. Mais le spectacle est brutalement interrompu. Crab scrute le ciel vide, l'horizon déserté, comme à chaque fois: c'est lui ou le monde, l'un en l'absence de l'autre, il n'y a pas de place pour les deux, de simultanéité possible, rien n'existe qu'en cachette de Crab et lui-même n'apparaît que dans la solitude absolue, toute vie et toutes choses alentour évanouies – ou percées à jour et anéanties par notre observateur trop pénétrant qui préfère croire cela, en effet, et penser qu'il ne se voit pas dans les miroirs parce que les miroirs sont des leurres.
(Dorénavant, l'ombre de Crab marchera debout sur ses pieds et Crab lui-même la suivra en rampant, ce qui sera plus conforme à l'importance de leurs situations respectives dans le monde.)
Crab tourne, tournant toujours ainsi, il sait où il va. On s'en moquerait complètement, d'ailleurs, si la force centrifuge déchaînée par sa marche en rond ne perturbait à la longue la rotation de la planète elle-même et sa révolution autour du Soleil, de sorte que l'ordre des saisons se trouve bouleversé, imprévisible désormais, et que la Terre en perdition dans l'espace ne reste plus deux jours de suite sur la même orbite, c'est déstabilisant pour tout le monde. Non, ça ne peut plus durer. Il va falloir que Crab se fixe.
Construire une maison, franchement, inutile d'alerter l'industrie du bâtiment pour si peu, il suffit de regarder autour de soi pour comprendre comment sont faites les maisons, et de quoi, Crab rassemble le nécessaire, lézards pour les murs, chats pour la toiture, toute une vitrerie de mouches, puis il se met au travail avec l'ardeur qu'on lui connaît et achève promptement les travaux. C'est une bien belle maison, le salon tout en chiens, un mobilier rustique de xylophages, la chambre à coucher en puces et punaises de lit pourra sembler inconfortable et le choix des souris pour la cuisine fera bondir les ménagères nombreuses qui ne jurent que par les blattes, mais le grenier en vieil hibou, classique, de bon goût, est au-dessus de toute critique, une bien belle maison, une gentilhommière. Cependant, Crab n'a pas emménagé depuis cinq minutes que déjà les lézards des murs rampent vers les mouches des vitres, et les gobent une à une, rapidement, tandis que les chats du toit se jettent sur les hirondelles de la charpente, provoquant l'effroi du vieil hibou soudain aveuglé de lumière, déboussolé, qui s'abat alors sur les souris de la cuisine, et que dans le salon tout en chiens, voisin de la chambre à coucher, les meubles en xylophages sont bousculés et renversés et les derniers lézards des murs sauvagement mis en pièces, les plafonds d'araignées cèdent à leur tour, tout s'effondre, c'est la ruine, le désastre, Crab échappe par miracle à la mort en se roulant dans un tapis d'acariens, on le dégage de là, à demi asphyxié – soit assez de souffle encore pour tout reconstruire sur-le-champ: ainsi jusqu'à ce que cette maison tienne.
Ayant finalement monté quatre hauts murs à force d'empiler autour de lui les livres innombrables nés de son imagination, Crab eut la désagréable surprise de constater qu'il manquait une porte, qu'il avait oublié de prévoir une porte donnant sur l'extérieur, et qu'il resterait enfermé là, sans aucune chance ni aucun espoir d'en sortir – car essayez un peu de démolir une telle œuvre, ou d'en retrancher quoi que ce soit! -, jusqu'à sa mort, après sa mort comme avant.
Crab dans un tronc creux attend la nuit, alors se glisse dans son terrier, attend le jour.
Son visage de glaise amolli par l'humidité de la nuit sèche instantanément, alors dur comme pierre, dès que le touche le premier rayon du soleil, Crab exprime ainsi jusqu'au soir, grimace ou sourire, l'humeur qui était la sienne au réveil. Puis la nuit revient et ses traits s'estompent dans le sommeil, son visage se décrispe, lentement se décompose, se défait, une grosse boule de glaise molle reposera sur son oreiller jusqu'au matin: de nouveau, selon la journée qui s'annonce, sa gaieté ou sa morosité, affichée, sera saisie, fixée comme un masque sur son visage, quand bien même un événement inattendu, attristant ou réjouissant, bouleverserait le programme: cette mine de circonstance apparaît alors franchement stupide, parfois inconvenante. Telle est pourtant la nature de Crab, sa matière même. Sa chair sensible saisie au bon moment retiendrait le frisson de la volupté.