Ça le dégoûte déjà de boire dans le verre d'un autre, mais alors, quand il voit quelqu'un finir sa part de tarte, il vomit aussitôt tout ce qu'il en avait avalé. Crab est un délicat.
Pourquoi s'acharner ainsi contre lui? Mais parce qu'il est petit et laid. Est-ce une raison suffisante? Crab est également sot et prétentieux. Mais encore? Il est sale et négligé. Quoi d'autre? Il est mesquin, grossier, brutal. D'accord, il convient en effet de le tenir à l'écart, de là pourtant à s'acharner ainsi contre lui, avec cette hargne, une telle cruauté, n'est-ce pas un peu excessif? Certainement, oui, mais impossible de le lui faire admettre. Crab est sans pitié.
Malgré sa fierté, son quant-à-soi, son haut orgueil, Crab est bien forcé de reconnaître que jamais personne sur cette terre n a mene une existence aussi absurde que la sienne, aussi vaine, aussi terne, aussi étroite, aussi pauvre, aussi inutile, aussi désolée, et n'allez pas le contredire ou prétendre que votre existence est plus absurde que la sienne, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée, ce n'est pas vrai, votre existence est certainement moins absurde que la sienne, moins vaine, moins terne, moins étroite, moins pauvre, moins inutile, moins désolée, car son existence est à ce point absurde, à ce point terne, à ce point vaine, à ce point étroite, à ce point pauvre, à ce point inutile, à ce point désolée, que plus absurde serait impossible, plus vaine impossible, plus terne impossible, plus étroite impossible, plus pauvre impossible, plus inutile impossible, plus désolée impossible, pourquoi vous obstiner à nier cette évidence, pourquoi voulez-vous absolument que votre existence soit plus absurde, plus vaine, plus terne, plus étroite, plus pauvre, plus inutile, plus désolée que la sienne? Combien de fois Crab devra-t-il vous répéter, malgré sa fierté, son quant-à-soi et son haut orgueil, que ce n'est PAS POSSIBLE.
Renoncez à vos prétentions. Inclinez-vous. Vous aviez de bons arguments vous aussi, en effet, Crab a douté qudquefois, mais que pouviez-vous sérieusement espérer? Vous n'avez aucune honte à avoir. En vérité, c'était joué d'avance.
Mais c'est sur le ring que Crab donne toute sa mesure. Il écrase des nez, poche des yeux, fend des lèvres, décolle des orèilles, brise des mâchoires du matin au soir – et nul ne sera épargné. Ni vous, quand vous y monterez à votre tour. Et il le faudra bien. L'affrontement est inévitable.
Crab apprend par le journal qu'un immeuble s'est effrondré. La femme de sa vie gît sous les décombres. Un avion s'écrase. On retrouve le corps de la femme de sa vie dans les débris de l'appareil. Parmi les victimes du dernier bombardement, il y a la femme de sa vie. Parmi les victimes du séisme, parmi les victimes de l'épidémie, parmi les victimes du naufrage, il y a la femme de sa vie.
Cette autre est assise sur un banc, que fait-elle? Lit. Elle abandonne un moment sa lecture et regarde l'homme assis sur le banc d'en face – une allée les sépare -, ce malheureux a les paupières closes, lourdes et plissées, dix centimètres de peau en accordéon sur chaque œil et son nez est une grappe de nez. Ses vêtements précèdent une mode depuis longtemps dépassée. Le pantalon trop court découvre des mollets blancs, luisants comme de l'œuf, ou vernis. Au reste, il est à sa place dans ce triste jardin de pelouses noyées où le ciel s'enlise, jonchées de statues abattues qui se décomposent comme des corps sur un champ de bataille. Quelques canaris morts en cage, empaillés, poussiéreux, sont autant de pauvres moineaux. Les arbres dorment debout, les dernières feuilles se détachent de leurs branches, maintenant ou plus tard, comme un oiseau perché s'envole, sans plus de nécessité, se laissent tomber soudain, lâchent tout – et l'une d'elles effleurant le front de Crab le réveille, qui lentement s'étire, ouvre les yeux: une jeune femme est assise en face de lui, sur un banc – une allée les sépare -, aussi gracieuse et blonde que si sa robe était à vendre, son visage est une eau frémissante dont la transparence n'épuise pas le mystère. Au reste, nul décor ne saurait mieux convenir à sa beauté limpide que ce jardin d'hiver: le ciel d'aujourd'hui se reflète dans le ciel d'hier où dérivent au gré de la lumière et de l'ombre des statues de reines évanouies. Quelques moineaux ébouriffent leurs plumes au pied des grands arbres dénudés qui secouent leurs dernières feuilles – et l'une d'elles justement a réveillé Crab en effleurant son front, puis se pose comme une fleur sur les genoux de la jeune femme.
Car la beauté objective du monde profite de certains regards, elle pâtit de certains autres. Et ceux qui lui profitent croisent ceux dont elle pâtit – dès lors, comment savoir si le monde est beau? Ce qui est sûr, en revanche: dans cet échange de regards, Crab fait toujours la bonne affaire.
(Lorsque, par hasard et toujours furtivement, son regard rencontre celui d'une femme, Crab croit y lire à chaque fois en confidence toute la tristesse de ses jours, la folie de ses pensées secrètes et tout son amour implorant, qu'elle lui révèle ainsi d'un coup, qu'elle lui jette à la figure, dont il fera ce qu'il voudra. Il se trompe peut-être.
Car, d'un autre côté, jamais aucune femme ne s'est retournée sur son passage. Crab peut l'affirmer, s'étant lui-même retourné sur le passage de toutes les femmes qu'il a croisées dans sa vie. Une fois cependant – sachons compatir aussi quand un événement heureux égaye son existence -, une femme se retourna sur lui, vivement, une jolie jeune femme, sans mentir, et le héla, mais trop tard, Crab déjà se perdait dans la foule, serrant sous sa veste le petit sac de cuir noir arraché au passage.)
Le sexe des femmes s'ouvre dans l'écartement de leurs pieds – il est aussi profond que leurs jambes sont longues. C'est en tout cas l'opinion de Crab qui, pour cette raison, quand il rencontre une femme, baisse le nez et fixe le sol entre ses chaussures.
Crab s'éprend de la fille et de la mère, mais celle-là encore un peu frêle et celle-ci hélas un peu fanée. Il faudra les revoir quand la fille aura pris deux ou trois ans et sa mère rajeuni d'autant: Crab sera patient.
En réalité, Crab aborde et entreprend plus volontiers les femmes enceintes, considérant que le plus gros est fait. Leur conquête sera chose facile. Il s'épargnera ainsi ces manœuvres d'approche et de séduction dont la brutalité l'a toujours effrayé – les mots n'ont qu'une signification, draguer signifie très exactement toucher le fond et remonter dans ses mets le corps nu d'une adolescente atrocement mutilé. Mais les femmes enceintes s'offrent d'elles-mêmes, elles devancent le désir de Crab, leur consentement ne fait aucun doute, déjà elles portent son enfant. Il n'y a plus qu'à les cueillir.
Aussi bien, ce n'est pas la peine. La cause est entendue. Il a d'emblée tout obtenu d'elles – que leur reste-t-il à vivre ensemble? Mieux vaut partir avant que la routine n'ait raison de la belle aventure. D'autre part, au point où ils en sont de leur histoire, à ce degré d'intimité, les phrases rituelles, banales, évasives, qu'échangent les inconnus pour rompre la glace sonneraient faux. Sagement, Crab passe à côté des femmes enceintes sans leur adresser la parole. Sagement, elles ne tentent jamais de le retenir.
(Ne croyez pourtant pas que Crab se désintéresse ensuite des enfants qui viennent au monde. Souvent, il va les regarder jouer dans les squares; plus tard, il les guette à la sortie de l'école, le cœur battant – mais ils se dispersent sitôt dehors, seuls ou par petits groupes, certains montent dans des cars, d'autres enfourchent leurs bicyclettes, nul ne prête attention à Crab, ayez des enfants.)