« Il est dernièrement parvenu à nos oreilles des contes extravagants, reprit lady Genna, après que Jaime eut congédié Pia et ses écuyers. Une femme sait difficilement que croire. Se pourrait-il que ce soit vraiment Tyrion qui ait assassiné Tywin ? Ou bien s’agit-il là d’une calomnie propagée par ta sœur ?
— C’est la vérité pure et simple. » La pesanteur de sa main d’or était devenue agaçante. Il trifouilla dans les lanières qui l’arrimaient au moignon de son poignet.
« Un fils, lever la main contre son père ! lâcha ser Emmon. Monstrueux. Ces jours-ci sont bien noirs pour Westeros. La disparition de lord Tywin me fait trembler pour nous tous.
— Tu tremblais déjà pour nous tous quand il était encore là. » Lady Genna posa sa volumineuse croupe sur un pliant de campagne qui craqua de façon alarmante sous son poids. « Neveu, parle-nous de notre fils Cleos et des circonstances de sa mort. »
Après en avoir défait la dernière attache, Jaime se débarrassa de sa main postiche. « Nous sommes tombés dans une embuscade de hors-la-loi. Ser Cleos les a dispersés, mais cet exploit lui a coûté la vie. » Le mensonge lui était venu sans effort ; il constata qu’ils en étaient visiblement ravis.
« C’était un garçon courageux, je l’ai toujours dit. Il avait ça dans le sang. » Une bave rosâtre faisait luire les lèvres de ser Emmon quand il se mettait à parler. Le mérite en revenait à la surelle qu’il se complaisait à mâchouiller.
« Ses os seront enterrés sous le Roc dans la salle des Héros, décréta lady Genna. Où repose-t-il actuellement ? »
Nulle part. Après avoir entièrement dépouillé son cadavre, les Pitres Sanglants l’ont abandonné aux corbeaux charognards pour qu’ils se repaissent de sa bidoche. « Près d’un ruisseau, mentit-il. Une fois terminée cette guerre, je retrouverai l’endroit pour rapatrier ses restes à la maison. » Des os étaient des os ; ces temps-ci, rien n’était plus facile que de s’en procurer.
« Cette guerre… » Lord Emmon s’éclaircit la gorge, ce qui fit monter et descendre la fichue pomme coincée dedans. « Tu auras vu les machines de siège. Tours, béliers, trébuchets. Ça ne saurait faire l’affaire, Jaime. Daven a l’intention de démolir mes murailles, de défoncer mes portes. Il parle de poix enflammée pour mettre le feu au château. A mon château. » Il farfouilla dans l’une de ses manches, en extirpa un parchemin qu’il brandit sous le nez de son neveu. « Le décret est en ma possession. Signé par le roi, par Tommen, tiens, regarde, le sceau royal, cerf et lion. Je suis le seigneur et maître légitime de Vivesaigues, et je ne tolérerai pas qu’on me réduise mon château en ruines fumantes.
— Oh, range-moi donc ce truc idiot, jappa sa femme. Aussi longtemps que le Silure occupe Vivesaigues, tu peux toujours te torcher le cul avec cette paperasse, elle nous fait une belle jambe ! » Elle avait beau être une Frey depuis cinquante ans, lady Genna demeurait une sacrée Lannister. Essentiellement une Lannister. « Jaime te le livrera, ton château.
— Assurément, fit lord Emmon. Ser Jaime, la confiance que messire votre père avait en moi était bien placée, vous verrez. Je compte me montrer ferme mais beau joueur envers mes nouveaux vassaux. Les Nerbosc et Bracken, Jason Mallister, Vance et Piper apprendront qu’ils ont un suzerain juste en la personne d’Emmon Frey. Mon père aussi, oui-da. Il a beau être le lord du Pont, moi, je suis le lord de Vivesaigues. Un fils doit obéissance à son père, c’est entendu, mais un banneret doit obéissance à son suzerain. »
Oh, bonté divine ! « Vous n’êtes pas son suzerain, ser. Lisez donc votre parchemin. On vous a attribué Vivesaigues avec ses terres et ses revenus, mais un point c’est tout. C’est à lord Petyr Baelish qu’est revenue la suprématie du Trident. Vivesaigues va être assujetti à la tutelle d’Harrenhal. »
Cela fit regimber lord Emmon. « Harrenhal est une ruine maudite et hantée de spectres, objecta-t-il, et Baelish… c’est un compteur de picaillons mais pas un lord digne de ce nom, sa naissance…
— Si ces dispositions vous mécontentent, allez à Port-Réal en débattre avec ma sœur chérie. » Cersei ne ferait qu’une bouchée d’Emmon Frey et se curerait les dents avec ses os, ça, Jaime n’en avait aucun doute. En tout cas, si elle n’est pas trop occupée à se farcir Osmund Potaunoir.
Lady Genna émit un reniflement. « Il est oiseux d’ennuyer Sa Grâce avec de telles fariboles. Emm, qu’est-ce qui te retient d’aller faire un tour dehors pour prendre une bouffée d’air ?
— Une bouffée d’air ?
— Ou pisser un bon coup, si tu préfères. Mon neveu et moi avons à discuter d’affaires de famille. »
Lord Emmon s’empourpra. « Oui, il fait trop chaud dedans. J’attendrai à l’extérieur, ma dame. Ser. » Sa Seigneurie roula son parchemin, esquissa une révérence à l’adresse de Jaime et quitta la tente d’un pas titubant.
Il était difficile de ne pas éprouver de mépris pour Emmon Frey. Il était arrivé à Castral Roc dans sa quatorzième année pour épouser une lionne deux fois plus jeune que lui. Tyrion disait volontiers que lord Tywin lui avait offert en présent de noces un ventre nerveux. Genna joua sa partie là-dedans, elle aussi. Jaime gardait le souvenir de maints festins durant lesquels Emmon chipotait dans son écuelle d’un air morne tandis que son épouse échangeait des gaudrioles salaces avec n’importe lequel des chevaliers de la maisonnée qu’elle se trouvait avoir pour voisin de gauche, tout en ponctuant leurs conversations d’éclats de rire assourdissants. Elle a donné quatre fils à Frey, ça, c’est sûr. Du moins assure-t-elle qu’ils sont de lui. Personne à Castral Roc n’avait eu le toupet d’insinuer le contraire, et ser Emmon moins que quiconque.
Ce dernier n’eut pas plus tôt vidé les lieux que dame son épouse roula les yeux. « Mon seigneur et maître. A quoi pensait donc ton père, de le nommer sire de Vivesaigues ?
— J’imagine qu’il pensait à vos enfants.
— J’y pense aussi. Emm fera un lord minable. Ty peut s’en tirer mieux, s’il a le bon sens de préférer mes leçons à celles de son père. » Son regard parcourut la tente. « Tu as du vin ? »
Jaime en dénicha une carafe et assura lui-même le service d’une seule main. « Pourquoi vous trouvez-vous ici, ma dame ? Vous n’auriez pas dû quitter Castral Roc avant la fin des affrontements.
— Une fois qu’Emm a appris qu’il était un lord, il lui a fallu venir toutes affaires cessantes revendiquer son siège. » Lady Genna s’envoya une lampée puis essuya sa bouche sur sa manche. « Ton père aurait été mieux inspiré de nous donner Darry. Cleos avait épousé l’une des filles du Laboureur, tu dois t’en souvenir. Sa veuve éplorée est furieuse que les domaines du seigneur son père n’aient pas été donnés à ses propres fils. Ami corps-de-garde n’est Darry que du côté de sa mère. Ma belle-fille Jeyne est sa tante, une sœur pleine et entière de lady Mariya.
— Une sœur cadette, lui rappela Jaime, et Ty possédera Vivesaigues, ce qui représente un morceau incomparablement plus copieux que Darry.