Les rêves de loup étaient les rêves agréables. Dans les rêves de loup, elle était rapide et puissante, elle abattait sa proie, talonnée par sa meute. C’étaient les autres rêves qu’elle exécrait, ceux où elle avait deux pieds au lieu de quatre pattes. Dans ceux-là, elle était toujours à la recherche de sa mère et trébuchait dans une contrée dévastée, boueuse, sanglante et en feu. Il pleuvait toujours, dans ces rêves-là, et elle percevait distinctement les cris de sa mère, mais un monstre à tête de chien l’empêchait d’aller la sauver. Dans ces rêves-là, elle était toujours en train de pleurer, comme une fillette effarée. Les chats ne pleurent jamais, se dit-elle, non plus que les loups. Ce n’est rien de plus que des rêves stupides.
Le Long Canal mena le bateau de Brusco sous les dômes de cuivre vert du Palais de la Vérité puis sous les hautes tours carrées des Prestayn et des Antaryon avant de passer sous les immenses arches grises de la rivière d’eau douce en direction du district connu sous la dénomination de Ville Ensablée, dont les édifices étaient tout à la fois de dimensions plus modestes et d’aspect moins spectaculaire. D’ici quelques heures, le canal serait embouteillé par des barges et des barques serpents, mais dans les ténèbres de l’avant-aube, ils avaient la voie d’eau quasiment pour eux seuls. Brusco aimait bien parvenir au marché au poisson juste au moment où le Titan proclamait en rugissant le lever du soleil. Sa voix tonitruante retentissait à travers la lagune, certes affaiblie par la distance mais encore assez forte pour réveiller la ville endormie.
Quand Brusco et ses fils s’amarrèrent auprès du marché au poisson, celui-ci grouillait déjà de vendeurs de harengs, de marchandes de morues, d’ostréiculteurs, de ramasseurs de palourdes, d’intendants, de cuisiniers, de bonnes femmes et de matelots débarqués des galères qui marchandaient tous en échangeant de grands coups de gueule pendant qu’ils examinaient la pêche du jour. Brusco se baladait d’un bateau à l’autre pour jeter un œil à tout ce qui était coquillage ou crustacé, et il tapotait de temps à autre une futaille ou une caisse du bout de sa canne. « Celle-ci, disait-il. Oui. » Toc toc. « Celle-ci. » Toc toc. « Non, pas celle-là. Celle-ci. » Toc. Il n’était pas du genre bavard. Talea disait de son père qu’il était aussi avare de ses mots que de ses liards. Huîtres, palourdes, crabes, moules, coques, crevettes roses quelquefois… Telles étaient en tout et pour tout ses acquisitions quotidiennes, son choix se portant uniquement sur ce qui lui paraissait être de la meilleure qualité. C’était eux quatre qui se chargeaient de transporter au fur et à mesure jusqu’au bateau les futailles et les caisses qu’il tapotait, ses problèmes de dos lui interdisant de soulever lui-même quoi que ce soit de plus pesant qu’une chope de bière brune.
Cat empestait la poiscaille et la saumure lorsqu’ils reprenaient le chemin de la maison. Elle s’y était tellement accoutumée que c’était à peine si elle s’en apercevait encore. Il lui était égal d’avoir à travailler. Lorsqu’elle avait d’aventure les muscles tout endoloris par l’enlèvement d’une caque ou que le poids qu’elle charriait lui martyrisait l’échine, elle se disait simplement qu’elle devenait ainsi plus solide.
Une fois embarquée toute sa cargaison, Brusco les faisait à nouveau déborder, et ses fils se remettaient à peser sur leurs perches pour remonter le Long Canal. Brea et Talea prenaient place à l’avant pour se chuchoter des choses. Cat savait qu’elles parlaient du petit ami de Brea, celui qu’elle rejoignait en grimpant sur le toit, une fois leur père endormi.
« Apprends toujours trois choses nouvelles avant de venir nous rendre visite », avait ordonné à Cat l’homme plein de gentillesse, le jour où il l’avait envoyée dans la ville. Elle s’y employait avec constance. Parfois, cela n’aboutissait qu’à l’apprentissage de trois mots supplémentaires en langue braavienne. Parfois, sa cueillette consistait en histoires de matelots portant sur des événements bizarres et merveilleux survenus dans le vaste monde humide au-delà des îles de Braavos, guerres et pluies de crapauds et éclosion de dragons. Il lui arrivait aussi d’apprendre trois nouvelles blagues ou trois nouvelles devinettes, ou des combines en usage dans tel ou tel commerce. Enfin, de-ci de-là, elle surprenait un secret.
Braavos était une ville faite pour les secrets, une ville de brouillards et de masques et de rumeurs sourdes. Son existence même était restée secrète pendant un siècle, à ce qu’avait appris Cat ; et sa localisation était demeurée cachée trois fois plus longtemps. « Les neuf Cités libres sont les filles de la défunte Valyria, lui avait appris l’homme plein de gentillesse, alors que Braavos est l’enfant bâtard qui s’est enfui de la maison. Nous sommes un peuple de métis, les fils d’esclaves, de voleurs et de putains. Nos ancêtres sont venus d’une cinquantaine de contrées différentes dans ce pays de refuge pour échapper aux seigneurs du dragon qui les avaient asservis. Une cinquantaine de dieux arrivèrent avec eux, mais il est un dieu unique qu’ils avaient tous en commun.
— Celui qui a maintes faces.
— Et maints noms, avait dit l’homme plein de gentillesse. A Qohor, il est la Chèvre Noire, à Yi Ti le Lion de Nuit, à Westeros l’Etranger. Tous les hommes doivent finalement s’incliner devant lui, qu’ils adorent les Sept ou le Maître de la Lumière, la Lune Mère ou le dieu Noyé ou le Grand Berger. L’humanité tout entière lui appartient… Sinon il y aurait quelque part au monde un peuple assuré de vivre à jamais. As-tu connaissance d’un quelconque peuple qui vive éternellement ?
— Non, répondit-elle. Tous les hommes doivent mourir. »
Cat trouvait toujours l’homme plein de gentillesse en train de l’attendre quand elle retournait au temple de la butte en catimini, la nuit où la lune devenait noire. « Que sais-tu que tu ne savais pas lorsque tu nous as quittés ? » lui demandait-il invariablement.
« Je sais ce que Beqqo l’Aveugle met dans la sauce épicée dont il nappe ses huîtres, répondait-elle. Je sais que les histrions de La Lanterne bleue vont représenter Le Seigneur à la mine affligée, et que les histrions du Navire entendent répliquer avec Sept rameurs ivres. Je sais que le libraire Lotho Lornel couche dans la demeure du capitaine-marchand Moredo Prestayn chaque fois que l’honorable capitaine-marchand s’absente pour un voyage, et qu’il en décampe chaque fois que le Vixen rentre au port.
— Il est bon de savoir ces choses-là. Et qui es-tu ?
— Personne.
— Mensonge. Tu es Cat des Canaux, je te connais bien. Va dormir, enfant. Il te faudra servir demain matin.
— Tous les hommes doivent servir. » Et elle le faisait, trois jours tous les trente. Quand la lune était noire, elle n’était personne, une servante du dieu Multiface vêtue d’une robe blanche et noire. Elle marchait auprès de l’homme plein de gentillesse dans les ténèbres parfumées, sa lanterne de fer à la main. Elle lavait les morts, fouillait leurs vêtements et comptait leur pécule. Certains jours, elle aidait Umma aux cuisines, hachait de gros champignons blancs et désarêtait du poisson. Mais uniquement quand la lune était noire. Le reste du temps, elle était une petite orpheline qui, chaussée de bottes éculées trop grandes pour ses pieds et drapée dans un manteau brun dont l’ourlet s’effilochait, criait : « Moules et coques et palourdes », tout en poussant sa carriole à travers le port du Chiffonnier.
Cette nuit, la lune serait noire, elle le savait ; la nuit précédente, il ne restait plus guère de l’astre qu’une fine lamelle « Que sais-tu que tu ne savais pas lorsque tu nous as quittés ? » questionnerait l’homme plein de gentillesse dès qu’il la verrait. Je sais que la fille de Brusco rencontre un garçon sur le toit quand son père s’est endormi, songea-t-elle. Brea lui permet de la toucher, d’après ce que dit Talea, bien qu’il ne soit qu’un rat de gouttière, et que tous les rats de gouttière passent pour être des voleurs. Mais cela ne faisait qu’une seule chose. Il lui en faudrait deux de plus. Elle n’en fut pas inquiète. Il y avait toujours des choses nouvelles à apprendre du côté des bateaux.